Pièce historique pour objets et fragments de corps
Le rideau du castelet s’ouvre sur un désert, symbole d’une nature vierge et tranquille. Elles apparaissent l’une après l’autre et installent des figurines en plastique en poussant des cris d’Indiens (d’Amérique) comme dans les westerns. Les figurines s’amalgament, parlementent parfois bruyamment mais finissent par s’arranger et à vivre ensemble. L’introduction d’une figurine immense de cowboy qui pointe un pistolet sur les Indiens met fin à ces arrangements. Un drapeau planté dans une main qui “traîne” sur le paysage et qui représente une colline ouvre vers une autre histoire qui va s’écrire dans la domination et le changement brutal.
Portant un regard singulier à la fois poétique et politique sur la question, avec un humour souvent décapant, Dorothée Saysombat et Sika Gblondoumé – de la Compagnie à créée en 2003 par Dorothée Saysombat et Nicolas Alline à Angers – nous racontent la colonisation. S’attachant aux moindres détails, les deux comédiennes – marionnettistes débusquent les travers, les non-dits et les préjugés qui, peu à peu, ont construit l’esprit colonial. De la soumission des nouveaux territoires par les armes à l’exploitation des ressources naturelles en passant par la mise au pas des populations, elles mêlent le théâtre d’objets, la marionnette et le texte. Loin du prêchi-prêcha souvent utilisé lorsqu’il s’agit de la colonisation, elles introduisent le décalage dans les situations, le pas de côté qui revisite les grands mythes.

Tentative d’exploration de la question coloniale
Pourquoi demande t-on à une personne noire ou asiatique qui parle parfaitement le français de préciser quelles sont ses origines ? Dorothée Saysombat et Sika Gblondoumé partent de cette simple question qui les concerne au premier chef puisque, nées en France, l’une a un père laotien d’origine chinoise et l’autre des parents béninois. Leur propre expérience leur permet de raconter les séquelles de l’esprit colonial et les manifestations du racisme ordinaire. Il ne s’agit pas de se plaindre, mais bien de déceler les liens entre l’histoire intime et la grande Histoire qui aujourd’hui encore, révèle le ridicule de certaines situations comme demander un extrait d’acte de naissance ou une carte d’inscription à la bibliothèque quand on porte un patronyme d’origine étrangère.
Par le biais du théâtre d’objets, et d’un corps castelet, les deux comédiennes jouent magnifiquement de la distanciation, racontent comment le geste de coloniser a conduit à l’asservissement des esprits. Dans le décor des “morceaux” de bras, de jambes apparaissent comme autant de territoires et de terrains de jeux pour mettre en scène l’exploitation et le pillage des pays à coloniser.
Loin de toute démonstration, jouant comme des enfants, les deux comédiennes déroulent l’histoire et mettent l’accent sur la volonté unitaire dans l’acte de coloniser ou le geste d’envahir; elles questionnent aussi la place de l’humain dans ce processus.
Coloniser une terre, revient à transformer le paysage mais aussi à violenter les hommes qui y vivent. Comment vanter “la vie rêvée des colonies” ou expliquer la mission civilisatrice des peuples colonisateurs ?
Dans ce décor composé de sacs de jute et d’objets à l’emblème des grosses compagnies qui ont gagné leur fortune en exploitant le sol et les richesses des pays colonisés, en rappelant les publicités qui chantent les vertus du chocolat Banania ou les émissions sur les aventures de Bamboula, les comédiennes nous racontent une histoire de la colonisation par le petit bout de la lorgnette tout en nous faisant réfléchir à cet héritage que colonisés et colonisateurs ont en partage. Loin de la reconstitution historique et du traitement didactique, “La Conquête” manie la dérision et la distanciation, se sert de la métaphore, de l’évocation, du décalage poétique et du burlesque. Le spectacle s’attache à nous rappeler que les grands ressorts de la colonisation continuent d’être à l’oeuvre de façon insidieuse sur la planète entière. Non pas seulement dans les faits historiques, mais dans les détails du quotidien. Les examiner, rire de nous-mêmes et de nos préjugés souvent infondés est un chemin pour en prendre conscience et peut-être aller mieux. Un spectacle revigorant , histoire de nous remettre les idées en place !
- La Conquête
- Conception et direction artistique : Nicolas Alline et Dorothée Saysombat
- Avec Sika Gblondoumé et Dorothée Saysombat
- Vu au théâtre Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette
- Durée : 55 min
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