Être son propre objet
La comédienne, hésitante, apparaît dans la salle, sous une perruque blonde et derrière un grand sourire. Elle est habillée d’une robe noire, comme une créature de Garcia Lorca. D’emblée, elle ne sait pas. En elle, se bousculent les paroles du poète Fernando Pessoa, les siennes aussi peut-être, car on ne sait jamais vraiment qui parle. Elle est sur scène comme sa propre poupée. Elle est fragile comme un objet qu’on peut briser à tout moment. En elle se disputent des personnalités diverses et schizophréniques, on dirait qu’elle se manipule elle-même. Elle est le jouet, peut-être, du poète dont elle parle et qu’elle dit être. Ou alors, c’est le poète lui-même qui est rendu à sa fragilité toute humaine entre ses mains.

Et puis la robe se déploie, et puis on ne sait trop comment, elle s’en va, et c’est presque la nudité. Ce costume aussi agit comme un poème, ou alors un objet devenu vivant. La comédienne manipule des cubes blancs, qui sont des appuis de jeu, des penderies dans lesquelles elle vient puiser d’autres objets. Tous ces objets muets répondent à ses paroles et on dirait qu’ils s’animent. Elle est objet face à eux, et en retour, ils gagnent en présence. Cela nous ramène à cette impossibilité d’être, et de vivre pleinement qui semble nous constituer. Après tout, qui est vivant ? Qui peut vraiment dire qu’il est vivant ?
Être humain à en mourir
Et puis tout se retourne soudain, car cette impossibilité d’être au monde pourrait tout aussi bien venir d’un trop plein de sensibilité ou de vie, et du désespoir de ne pouvoir tout embrasser. On quitte la schizophrénie pour la poésie qui seule permet d’atteindre, ou tout du moins d’effleurer ce que nous voudrions vivre avant de partir, et qui toujours s’échappe. L’engagement de la comédienne et l’ouverture que proposent la mise en scène, la scénographie, les costumes nous font plonger avec elle dans ces tourments là, ce désespoir de devoir quitter un jour tout cela, sans savoir si l’on a vraiment été présent au monde. Alors il faut dialoguer avec le poète, le lire, se laisser traverser, s’abandonner. C’est cela : on est invités tout au long du spectacle à cet abandon.
Faire avec soi
Il faudrait prendre Nietzsche à revers. Se dire que ce qu’il faudrait, c’est être trop humain. Car vivre pleinement, jusqu’à en mourir, ce ne serait déjà pas si mal. Essayer, tant bien que mal, avec nos moyens. Faire avec soi. Et puis, peut-être, si on a de la chance, si on laisse la vie parler en nous et s’allier avec les mots : devenir poème soi-même, puisque là est la seule vérité, là est l’essentiel. Je ne vous souhaite qu’une chose, lectrices et lecteurs de ce texte : que les théâtres rouvrent pour que vous puissiez vivre cela, de nouveau.
- Et me voici soudain roi d’un pays quelconque
- D’après l’œuvre de Fernando Pessoa
- Conception et montage de textes : Aurélia Arto et Guillaume Clayssen
- Mise en scène : Guillaume Clayssen
- Jeu : Aurélia Arto
- Crédit photos: Emmanuel Viverge
- Vu dans le cadre du Festival Impatience au 104
Rejoindre la Conversation →