Théâtrorama

Un peu de lumière… dans l’obscurantisme

Donald Trump aura au moins servi à quelque chose pendant la durée de son mandat, en donnant envie à Tony Kushner, l’auteur d’Angels in America, d’actualiser sa première pièce, A bright room called day (« Une chambre claire nommée jour »), écrite en 1985. Passée relativement inaperçue à l’époque et peu jouée sur les scènes françaises, la nouvelle version, remaniée par le dramaturge, offre une matière brute inédite à Catherine Marnas, directrice du TNBA, pour une mise en scène en uppercut qui fait de la démocratie un horizon à ne pas perdre de vue dans une gangrène galopante du nationalisme. 

Berlin, 1931, un soir de réveillon dans un salon bourgeois d’artistes et d’intellectuels bien ancrés à gauche. La politique est mise en veilleuse pour la fête. On trinque, on rit et on se charrie dans une joyeuse ambiance anarchique. On boit pour oublier la menace et on joue à se faire peur… jusqu’à des lendemains qui ne chantent plus et frappent en gueule de bois, venant fracasser cette décennie de démocratie contre une montée du nazisme rebattant les cartes des destinées de chacun. 

La République de Weimar bascule sous les yeux témoins et désolés de Zillah, une jeune new-yorkaise des années 80, qui constate, impuissante, le cataclysme, et énumère dans une fatalité factuelle les évènements historiques s’affichant à l’écran, comme si l’écrit imprimait mieux le passé pour offrir une meilleure résonnance au futur. Elle, son combat, elle le mène contre le Président Reagan, qu’elle assimile à Hitler dans un refrain obsessionnel qui martèle violemment son opposition. Dans la première version, deux temporalités s’entrecroisaient sans se télescoper sur le plateau. Les arrangements de Tony Kushner rajoutent une troisième temporalité et un double de l’auteur, Xillah, joué avec justesse par Gurshad Shaheman, qui vient annoncer à Zillah la victoire de Trump aux élections, comme une continuité logique de la politique du pire… 

Intemporalité du mal

Trois temporalités en calques qui se superposent pour se fondre, mais une action principale autour des années 30, centralisée dans le salon de l’appartement d’Agnès Eggling, qui occupe une bonne partie de l’espace scénique. Zillah, personnage à l’énergie explosive, tendance anarcho-punk underground, est maintenue côté jardin, près des instruments de musique. Réduite à une portion congrue de l’espace, elle repousse imperceptiblement les lignes de cette frontière invisible pour tenter d’interférer avec le passé. 

Les années Reagan peuvent sembler lointaines aux spectateurs français, voire ne pas faire le poids de la comparaison face au fascisme hitlérien, et pourtant, Tony Kushner, auteur engagé politiquement, y voit un lien direct et un glissement pernicieux, jusqu’à l’avènement de Trump qui sédimente ses propos. Loin d’insister et de jouer sur l’actualité tristement trumpienne, l’auteur s’en sert en détonation pour un coup de fusil qui touche sa cible et rouvre un peu plus la plaie béante creusée par les extrémistes. Xillah et Zillah se livrent à une exégèse qui apporte à la fois un souffle nouveau au texte et une respiration appréciable dans le climat de peur qui entoure le salon d’Agnès. 

Zillah, interprétée avec force par Sophie Richelieu, ponctue ses litanies par des morceaux musicaux portés par la voix puissante de la comédienne. Cette énergie vibrante qui se diffuse en dynamite gestuelle dans son corps, la place dans une dynamique de l’action et contraste avec l’immobilisme d’Agnès, qui voit défiler ses amis, son amant, deux membres du partie communiste, où elle participe en sympathisante, une femme fantôme, le diable faisant son show dans une scène onirique cassant un peu, par sa longueur, le rythme du jeu. Tous s’agitent pour trouver une porte de sortie dans le piège qui se referme lentement sur eux. L’exil, la résistance, la collaboration passive, l’urgence de la situation réveille la nature de chacun. 

Chaque personnage gagne en consistance au fil de la pièce, faisant ainsi oublier la première scène chorale au jeu un peu hésitant. Yacine Sif El Islam habille d’une sensibilité à fleur de peau Baz, le gay anarchiste un tantinet provocateur. Annabelle Garcia rayonne dans le rôle de Paulinka, la starlette camée à l’opium qui scelle le pacte de la collaboration avec le diable. Quant à Julie Papin, elle habite littéralement le personnage d’Agnès, comédienne de seconde zone, qui ne parvient pas à trouver sa place dans ce chaos et semble s’effacer dans un repli névrotique, paralysée par la peur et le refus d’agir. Longue fresque servie avec conviction par une troupe de comédiens, à la fois chanteurs et musiciens, cette dernière version de la pièce de Tony Kushner trouve, avec la mise en scène de Catherine Marnas, son meilleur allié pour interpeller les esprits dans une prise de conscience qui fait de l’action le meilleur rempart pour préserver la démocratie, face à l’histoire qui répète les erreurs du passé.

  • A bright room called day
  • De Tony Kushner
  • Traduction : Daniel Loayza
  • Mise en scène : Catherine Marnas
  • Avec Simon Delgrange, Annabelle Garcia, Tonin Palazzotto, Julie Papin, Agnès Pontier, Sophie Richelieu, Gurshad Shaheman, Yacine Sif El Islam, Bénédicte Simon
  • Musique : Boris Kohlmayer
  • Durée: 3h
  • Crédit photos: Pierre Planchenault
  • Jusqu’au 18 janvier au TNBA

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