
Malina avec Mina Kavani
Malina, publié deux ans avant la mort d’Ingeborg Bachmann en 1971, est son unique roman. Il se déroule dans une Vienne déserte, entre deux numéros d’appartements d’une même rue, à l’abri « des fous et des assassins » dont elle s’imaginait la présence en toute part. Il mêle au milieu d’une prose descriptive des dialogues empruntant aux tirades de pièces de théâtre, des partitions musicales et du vers ; en certaines pages, il ressemble aussi aux contes d’amours impossibles, dans lesquels chaque mot, chaque être, est d’une présence évanescente.
« Dans la majuscule, je dessinerais à l’encre rouge les fleurs du lis martagon et je pourrais me cacher dans la légende d’une femme qui n’a jamais existé. »
Malina s’ouvre sur des pages écrites comme des brouillons, des notes préparatoires au projet du plus grand des romans. Quelques feuillets épars de didascalies, les détails d’une pièce dans laquelle l’unité de temps est « contrainte » et l’unité de lieu est le fruit d’un « hasard ». Les mots s’écrivent entre deux numéros d’une même rue, la rue de Hongrie à Vienne, une rue banale entourée d’autres rues bien plus belles qu’elle, accentuant sa mise à l’écart et la figurant comme un personnage à part entière, aussi isolé que la narratrice elle-même. Entre ces deux numéros, un triangle amoureux formé de deux duos : la narratrice et Ivan, son amant, d’un côté, la narratrice et Malina, son mari ou compagnon, de l’autre. Ne pouvant s’évader du centre la reliant aux deux hommes, elle s’échappe alors dans la fiction, par la lecture incessante de sommes philosophiques, de grands romans et essais, et par la tentative d’écriture.
La mise en scène du texte de Bachmann, qui se prête si bien à la forme théâtrale, débute donc par les épisodes d’un conte imaginaire ici projeté sur un grand écran latéral à la scène. Il s’envisage comme une proposition de fuite pour la narratrice racontant la légende et se prenant pour « une femme qui n’a jamais existé ». La narratrice serait ainsi la princesse de Kagran, cette princesse « sans pays ni frontières », dans un espace fantasmé bordé de fleurs si importantes dans l’œuvre de Paul Celan, probable Ivan du roman. Comme dans le conte, son pays est en danger et sa terre est rouge feu. Un inconnu forme pour elle une île jonchée de fleurs de pavots, la « mémoire » du poète de langue allemande Paul Celan et le souvenir de leur correspondance.
Le monologue de la nuit
Malina est une histoire d’êtres qui se consument comme ils consument cigarette sur cigarette. Leurs prénoms ne se prononcent que peu, leurs identités sont intangibles. La narratrice les rêvent importants et anonymes à la fois, fines particules de poussière détachées de l’amas près de l’âtre. Son texte, les murs, sont en train de brûler. Ils naissent d’une nuit rouge et de cendre, et ils explosent dans toutes les langues, expressions de « monde sans dessus dessous » et signes d’une passion destructrice. Les lettres qu’elle rédige n’ont souvent aucune réponse, elles-mêmes débris d’une ville « carbonisée » et de son âme calcinée.
Sur la scène, le profil et la voix d’Ingeborg Bachmann sont incarnés par l’actrice iranienne Mina Kavani. Barbara Hutt l’habille de rouge, puis de blanc, et l’enferme dans une pièce où rien ne semble la relier aux autres hommes. Seul un téléphone au sol, qui ne sonnera pas. Les murs qui l’encerclent lui sont miroirs, et les phrases, souvent martelées puis criées, lui échappent bientôt. Comme ces gants de poussière blanche qu’elle fait glisser sur ses avant-bras. Comme son ombre géante et encloisonnée. Comme les mots du poète que l’on entend au loin, par la syntaxe insistante de Paul Celan enjoignant Ingeborg Bachmann à « être eau ».
Mais le sommeil a fui ; il s’agit dans un dernier temps de revenir au conte comme seule issue, de revenir à cette urgence du dire et aux mots forts, à la scansion appuyée, qui demandent à raconter sans cesse. La voix de Bachmann elle-même cherche alors une lumière mais ne peut s’en remettre qu’au seul silence.
Texte d’Ingeborg Bachmann (édité au Seuil)
Mise en scène et adaptation de Barbara Hutt
Avec Mina Kavani
Création sonore : Pierre Ragu
Images : Hector di Napoli, Jérôme de Missolz, Mathurin Voltz
Lumière : Geneviève Soubirou
Du 7 au 27 juillet – relâche les 17, 18, 19, 20 juillet au Centre européen de poésie d’Avignon à 14h15