Sans excès ni démesure mais avec un jeu très intense, le formidable couple formé par Marie Vincent et Roland Marchisio se fond avec bonheur dans l’univers de Brian Friel qui explore celui de Tchekhov avec originalité et justesse. C’est court mais ça ne manque pas de caractère.
Tchekhov ne sera jamais évoqué. Et pour cause : nous sommes à la fois dans la continuité et la fusion de son œuvre. En effet, l’Irlandais Brian Friel a eu l’idée folle de faire se rencontrer la Sonia d’ « Oncle Vania » et l’André des « Trois sœurs », pièces emblématique du dramaturge russe. Une femme venue d’une pièce plutôt masculine et un homme sorti d’un univers où les femmes sont à l’honneur. Friel les fait se rencontrer vingt ans après l’action des deux pièces, l’antépénultième et l’avant-dernière écrites par Tchekhov. Deux pièces où l’on sent se profiler, ainsi que le définit Troyat dans sa biographie consacrée à Tchekhov « la lente usure des âmes dans la répétition des gestes quotidiens, l’ennui de la vie oisive à la campagne, l’échec inéluctable de toute aspiration vers un idéal ». Triomphe de la médiocrité, bafouage de toute grandeur d’âme, absurdité de la condition humaine…
C’est donc Sonia, celle qui scande en dernière réplique d’« Oncle Vania » des « Nous nous reposerons » comme cris d’espoir d’une vie meilleure après une existence terrestre de travail et d’amours déçues que nous retrouvons face à celui qui dans « Les trois sœurs » affirmait « On ne fait que manger, boire, dormir et ensuite mourir… (…) et pour que l’ennui ne les abrutisse pas définitivement, les femmes trompent leurs maris, et les maris mentent et font comme s’ils ne remarquaient rien (…) et il deviennent des cadavres aussi misérable que leur père et mère ».
Leurres de vérité
De leurre, de mensonge, il va être beaucoup question ici. Ce mensonge comme une respiration dans une vie sans oxygène, comme un baume à panser gerçures et engelures que la froideur de l’existence fait naître sur les corps épuisés. Il se dira musicien à la veille d’une première : il est violoniste mais surtout mendiant. Elle évoque un énigmatique Mikhaïl avant de finir par avouer qu’il fut son seul amour, hélas non réciproque. Quelques verres de vodka pour délier les langues et s’échauffer les cœurs : la Russie dans toute sa splendide décadence.
Le texte de Friel fait revivre admirablement cette petite musique tchekhovienne qui séduit encore aujourd’hui tant de metteurs en scène (de théâtre et même de cinéma). Dans un décor de café moscovite un peu crasseux, les deux personnages se toisent, se rapprochent, s’invectivent sans cesse. La vie, la mort, l’amour, la nostalgie, le tout non dénué d’humour, teintent chaque prise de parole des comédiens. Tous deux sont formidables. Roland Marchisio, tout en retenue, rend terriblement touchant son André, ballot juste ce qu’il faut pour que l’on ne s’apitoie pas non plus sur son sort. Marie Vincent, beaucoup plus dans l’émotionnel, campe superbement cette Sonia à laquelle il n’aura manqué que l’amour pour qu’elle fût heureuse. Ramassée sur une heure, leur prestation, courte mais intense, nous plonge dans une Russie aussi imaginaire que réelle. Celle du dramaturge le plus joué au monde. Eternel Tchekhov !
[note_box]Une Autre Vie
De Brian Friel
Mise en scène : Benoît Lavigne
Texte français : Alain Delahaye
Avec Marie Vincent et Roland Marchisio
Décor : Laurence Bruley
Costumes : Agathe Laemmel
Son : La Manufacture Sonore
Lumières : Christian Mazubert
Photo LOT[/note_box]
Excellent article, le meilleur, bravo!
Et comme Claude Imbert du Point:
« Une heure bouleversante »…