Serge Maggiani nous parle de Dante entre les lignes de sa Comédie. Il nous parle de l’exil de l’écrivain qui dura plus de vingt ans, de la vie de celui qui était non pas un « poète maudit » mais un « homme politique maudit ». De ses êtres qu’il plaçait en enfer dans son œuvre – de cette même œuvre qui l’a installé, lui, au paradis. Il le cite en français et en italien, et sa langue qui ne s’interrompt jamais prend parfois l’accent d’une prière qui se déloge peu à peu du temps.
Comme Dante avait pris cette licence de tutoyer son lecteur, Serge Maggiani raconte la légende réelle de l’Alighieri à un petit cercle d’auditeurs qu’il tutoie comme il s’adresserait à un corps unique, cercle de fidèles devenus privilégiés. À nouveau proche, cet homme « à la peau sombre, couleur des enfers », que le peuple qui le croisait reconnaissait sur la route de son exil. Proche, cet enfant de Florence mort à Ravenne, « revenu d’un voyage duquel on ne revient pas ». Enfin proche, cet « inventeur du présent » dont la pièce cathédrale en rappelle une autre, dans une entreprise que la critique mêlera des siècles plus tard à une autre, proustienne, rendant intimes celui qui écrit et celui qui le lit, perpétuel le lecteur et caduque toute imagination créatrice, dès lors que la seule mémoire agit comme muse.
Il s’en tient au tout début de la « Comédie » que Boccace qualifiera plus tard de « divine ». Il ne quitte pas « L’Enfer », mais là où Dante rencontrait des centaines de fantômes et des « milliers de figurants gelés par les flammes », Serge Maggiani ne se heurte qu’à un seul : le poète lui-même, dans sa langue vulgaire qui a fait naître l’italien et vu naître l’Italie. Il se trouve seul sur un plateau plongé dans le noir, dans un décor a minima qui ne se résume qu’au sublime de la parole – souvent digressive et autorisant autant l’anecdote que l’exégèse.
Philologue à l’œuvre
L’histoire qu’il raconte est celle d’un homme perdu, presque un errant entre un lieu et un autre, mais jamais entre un vers et un autre de son œuvre. Au début de son égarement, on dit Dante accablé de sommeil, entamant un voyage « au pays de la lune » et « sans même avoir le temps de dire : Je m’endors ». Mais il se met néanmoins toujours en chemin et le comédien le suit comme un élève suit son maître, dans sa nuit de printemps durant laquelle un monde a été créé. À chacun des pas de ce poète « antique et moderne » à la fois, c’est ainsi la pensée qui est en route et qui fait œuvre et sens, contenant une « idée d’éternité ».
Seul dans le noir, comme un professeur à son pupitre, Serge Maggiani prend le prétexte de la nuit éternelle de la Comédie pour pénétrer dans le cercle de Dante, et la voûte le reconduit en enfance : « C’est toujours sa part d’enfance qu’un acteur joue sur la scène. Ma part d’enfance est l’Italie et Dante est la langue de l’Italie. » Aussi veut-t-il se présenter en enfant face au texte, non pas naïf mais infans, c’est-à-dire « celui qui ne parle pas encore » et auquel la langue, l’histoire et la lettre d’un inventeur restent à découvrir.
Et cette découverte tient de l’émerveillement : comme Dante levait les collines, les flammes et les arbres, comme il s’appropriait tous les rôles dans sa propre œuvre, Serge Maggiani soulève de nouveaux tableaux par sa seule voix, redessine les courants calmes du Léthé et emportés de l’Eunoé, chante encore l’amour de Dante pour Béatrice, puis y superpose d’autres scènes – une danse de Silvana Mangano, une phrase de Pasolini. Il le peut : il est toujours cet enfant redécouvrant sans cesse l’œuvre « parfaite » de Dante à chaque fois qu’il s’installe dans son ombre, là où la lumière est silencieuse, là où l’immense se cache.
D’après La Divine Comédie de Dante
Avec Serge Maggiani
Collaboration : Valérie Dreville
Crédit Photo Arnaud Vasseur
Présenté au théâtre des Halles dans le cadre du Festival Off d’Avignon du 3 au 26 juillet, à 17h
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