Théâtrorama

Rosa Liberté, Rosa rouge

Rosa Liberté – La voix de Rosa. D’abord « elle », puis « je », intime et emphatique. La voix de Rosa, comme une « onde de choc » déferlant sur les rives et ne se brisant jamais. Elle se scande, elle se défait ; elle se déclame les yeux bandés. Elle crie, elle slame, elle chante. Elle est une lame de fond imprévisible qui se nourrit à chaque houle, et qui afflue sur la foule. Elle est rouge, versifiée, incarnée, la voix de Rosa Luxemburg. Elle est déjà ancienne ; elle demeure brûlante d’actualité.

1870-1919. Rosa Luxemburg

Cinquante années du berceau de sa naissance au fleuve de sa mort. Au premier instant, elle se montre boiteuse, ses vêtements d’adolescente en révolte la recouvrant complètement. Elle se tient droite au centre de la scène, une constellation de ballons rouge feu autour d’elle. Impétueux, son premier chant fulmine à travers les mots des autres. Elle pourrait être l’ombre qu’elle envisage depuis un filet de lumière ; elle pourrait n’être qu’une voix déjà éteinte qui se souvient, et qui raconte. Rosa-ressacs, Rosa vermeille, Rosa Liberté.

Elle n’est pas encore Luxemburg, son regard masqué ne s’ouvre pas encore tout à fait sur le monde. Elle ne dit pas encore « je ». À sa place, on la dit alors « petite », « solitaire », « salope » et « putain ». Mais elle se sait déjà « révolutionnaire », « clandestine », « illégale » et « fichée par la police ». On voudrait l’effacer ; elle éclate pourtant dans toute sa présence.

Rosa fait sa ronde, « singulière », du berceau de sa naissance au fleuve de sa mort. Elle que l’on a enterrée sans corps, sa voix revient aujourd’hui. Et elle martèle et répète les refrains comme les couplets ; commence par son regret de n’avoir eu d’enfant puis termine par sa fierté d’avoir engendré des idées. Elle rouvre les fenêtres sur ses plaines polonaises et ses villes allemandes, « océan de misère et de pauvreté ». Sur son chemin, elle retrouve sa mère, son père ; elle rejoint une famille de cœur formée par les prolétaires et les opprimés ; elle caresse aussi les visages de ses amants. D’autres voix la secondent parfois, bombardent, défilent et lancent des « Achtung » à tout-va. Mais dans leurs teintes d’acier froid, elles ne supplantent pourtant jamais sa propre voix. Rosa Luxemburg emporte tout dans sa longue litanie.

Rosa incarnée – Rosa incarnat

m3Rosa6Rosa Luxemburg a passé sa vie à fuir pour mieux accepter le monde. C’est ainsi qu’elle se sentait à la fois libre et engagée. Partout, il lui fallait comprendre « la folle machine capitaliste » pour pouvoir l’affronter. Et ses uniques armes étaient les mots, de la lecture incessante de recueils de poèmes aux articles et lettres révolutionnaires qu’elle écrivait et qu’elle recevait, jusqu’aux discours qu’elle prononçait. Autoproclamée « fille de Darwin et de Marx », « prima donna vigie et vigile, veilleuse et éveillée », elle rêvait d’une politique comme d’une « grande maison ouverte sur le monde », d’une société où la peur de l’étranger n’existe pas, et d’une nation cosmopolite. Elle finira rouge sang, piquée par l’épine de son prénom, le crâne rossé de coups de crosse par des militaires de la division de cavalerie et de fusiliers de garde. Entre autres ironies, son dernier lieu de passage aura pour nom « Eden » et son dernier article s’intitulera « L’Ordre règne à Berlin ».

La Rosa Luxemburg de Filip Forgeau suit la pétulance du courant de ses propres mots, comme il l’explique : « Il était essentiel de faire ressortir la puissance des mots… Je souhaitais mettre la langue en avant, que l’actrice soit derrière les mots, à la frontière, à la lisière. » La dynamique tient donc tout entière dans la seule parole, dans ce torrent du dire qui oscille entre instants graves et veine dégagée. Elle est fragile, Rosa Liberté, soumise comme le peuple à son « destin d’aveugle ». Elle est aussi « l’âme de l’opposition », libre ou en prison, avançant même immobile, le geste et le verbe précis et implacables qui fusent comme des coups directs face à l’essor du fascisme et du nationalisme.

Rosa Liberté, Rosa la rouge

Irradiant depuis le centre de la scène, se répandant en cercles concentriques jusqu’aux ballons rouges – symboles des pendus et des opprimés ou symboles de la liberté –, la voix de Soizic Gourvil est à la fois exclusive et familière. Dans ce clair-obscur qu’elle ne quitte pas, elle fait de la figure majeure du socialisme un cri, et sans doute le premier des cris : « La révolution vient au monde comme un enfant, par le cri et non dans la terreur ». Ce qui s’ouvre alors garde la mémoire ininterrompue du plus vibrant des soulèvements.

Rosa Liberté, poème dramatique
Librement inspiré de la vie de Rosa Luxemburg
Texte et mise en scène de Filip Forgeau
Avec Soizic Gourvil
Lumières : Michaël Vigier
Régie son : Lionel Haug
Production Compagnie du Désordre
Photo ©DR
Reprise jusqu’au 09 octobre au théâtre de l’Épée de bois

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