Au centre de la scène, c’est un agencement de corps saccadés, de sons syncopés et de voix heurtées. Ils fonctionnent par excès, d’interdits, de certitudes et d’avertissements, la peau égratignée et la nuque étranglée, à se gifler eux-mêmes lorsque les coups ne viennent pas d’ailleurs. Leur phrase est polyphonique et plurielle : lied, slam, rock, récits sans affect, témoignages sensibles. Ce sont cinq adolescents, leurs cris et leurs mouvements, leurs oscillations physiques et morales entre danger et responsabilité.
Ils ont onze et douze ans, sans doute un peu plus, prisonniers de leurs corps, de leurs murs, du monde. Elle se raconte par souvenirs interrompus. Il n’est qu’exclamation. Ils sont seuls, dedans, dehors, à errer dans une région qui semble glaciale, dans des locaux désaffectés, sur des pistes sales de boîtes de nuit, dans le désert de leur appartement à ciel couvert. Ils ont onze et douze ans, et bien plus à mesure qu’ils parlent et qu’ils bougent. Leur pièce est aussi sombre que leur récit, comme leurs gestes, les lumières et les sons qui viennent le trancher.
Il y a Michelle et Lorraine, son amie invisible, qu’elle admire et déteste en un claquement de doigt, Paul « l’explorateur urbain », s’intéressant surtout à sa propre reconnaissance, la mobile et instable Annmarie, l’immobile et reclus Martin, puis Ed, le gothique au regard froid et au discours assassin. Ils se disent en anecdotes crues et faussement anodines, frôlent l’asphyxie au moment de parler seuls, accentuent les détails de vie lorsque la cacophonie de groupe remplace un chant choral. Ils ne pourraient témoigner sans musique et sans danse ; mêmes violentes, elles sont signes des transformations qu’ils subissent et provoquent.
Périls adolescents
La première prise de risque est la montée sur scène, dans cet espace cloisonné qui se métamorphose tandis qu’ils parlent. Pente glissante, piste de discothèque qui mêle bras et jambes innombrables et relents d’alcool, aire de jeux d’enfants, chambre d’adolescents, salle de classe au brouhaha permanent, mais aussi rues, ponts et autoroutes. Au brouillamini ambiant correspondent leurs élans et leurs fuites, leurs chutes au ralenti et en accéléré. Ultra-connectées, se dévoilant par échantillons, les voix des cinq adolescents tentent de percer au-delà des sons du quotidien qui ceux d’un « univers urbain (celui de Glasgow) et médiatique (télés, radios, IPod, ordinateurs…) ».
Ainsi plongés dans un état de vertige permanent, ils paraissent « flotter dans le néant », dans cet état limite entre monde de l’enfance et âge adulte, qui ne s’inscrit pas encore en lettre capitale, mais qui a fini d’être une minuscule. Ils s’écartent au fur et à mesure ce que les autres voudraient qu’ils soient, de là où les autres les ont enfermés ou de là où ils se sont eux-mêmes enchaînés. Les « ne pas » et les « je ne suis pas » laissent alors place à des « ne me dites pas » et des « je suis ». Dans chaque course une affirmation tord une négation, dans chaque note ils deviennent un peu moins étrangers à eux-mêmes.
Sans détour, mots et allures interrogent le nouveau rythme à trouver. Ils s’éveillent aux accords rock, crient leur haine en faisant claquer des chaises au sol, évoquent la mort, elle qu’ils « ne craignent pas », sous les cordes tendues de violon. Leur auditoire est peut-être imaginaire – il leur renvoie en écho leur propre image libérée de toute illusion. S’ils cherchent à se faire entendre, dans des intonations tantôt criardes, tantôt effacées, c’est pour mieux reprendre possession : de leur corps par la danse, du puzzle de leur vie par le récit, de l’autre à travers soi-même.
Par l’Interlude T/O
Mise en scène : Eva Vallejo
Musique : Bruno Soulier
Avec Henri Botte, Lyly Chartiez, Marie-Aurore d’Awans, Gérald Izing et Gwenaël Prydatek
Texte de John Retallack (disponible aux éditions Les Solitaires intempestifs, trad. Isabelle Famchon)
Crédit photo © Guick Yansen
Pièce présentée au Théâtre Paris-Villette du 13 au 21 mars 2015
Puis en tournée dans toute la France (toutes les informations sur le site de l’Interlude T/O )
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