De Socrate, Diogène a gardé la barbe, mais s’est tenu à distance de sa doctrine. De l’errant, il a conservé l’épaule et les pieds nus, mais ne s’est jamais longtemps éloigné de la fontaine du port de Corinthe. Au berger, il a emprunté le bâton et la lanterne, mais s’est détaché de son troupeau. Le célèbre philosophe dans son fût a vu défiler autour de lui conquérants et philosophes, débauchés et immortels, et n’a durant sa vie quitté ni la gueule ni l’aboi d’un chien solitaire, jusqu’à ce que Jacques Rampal choisisse de le faire tomber amoureux.
Aux premiers instants, une amphore géante laisse reclus dans l’ombre un être que deux hommes, Antisthène au verbe sévère et Platon au ton bougon, présentent comme étant « un bien curieux personnage ». À en croire l’étymologie de son nom, la créature dans son trou serait « née de Zeus ». Mais à entendre ses grognements, on aurait plutôt tendance à l’imaginer descendant d’un canidé. Pas commode, le « bâtard » qui jappe très fort dans sa jarre, et même plutôt obscène, le « bouffon incurable » amateur de bourrées grecques. Un « vrai danger », de surcroît, auquel on n’oserait confier ni la confiance du maître ni l’ignorance de l’élève.
Car Diogène se clame libre et même cyniquement libre, mais au sens philosophique du terme : il charrie l’état de nature sur la pointe de sa truffe et se complaît à l’écart des lois sociales et des hommes qui en sont à l’origine. Parfaitement libre, donc, de provoquer s’il le souhaite à la fois rire et réflexion et de croire s’il le désire l’ignare plus sage que l’ingénu. Libre aussi de crier à l’égalité des hommes et d’ordonner à Alexandre le Grand de faire un pas de côté, histoire que l’impoli « s’ôte enfin de son soleil ». Bref, tout à fait libre de jouer avec les contradictions du monde, et avec les siennes surtout, lui qui trimballe son crédo « Je cherche un homme » de part en part, tout en se refusant à l’unique femme que ses charmes bien planqués bouleversent : Hariola, aux faux airs de « putain » mais au vrai sang divin.
Diogène qui malmène, Diogène qui aime
On aurait pourtant tort de se fier à l’allure languissante de ce Zébulon débraillé sans chercher à gratter un peu sous son flanc de « vilain garnement », car au tonneau de Diogène comme au rocher de Prométhée, le Cynique paraît tout autant enchaîné. Non pas qu’il se plaigne de sa solitude ni de sa vie d’ascète, mais voilà que par la magie de la littérature et du théâtre, ce mendiant de philosophe s’éprend de la mère de l’Amour mythologique qui se présente à lui masquée. Et l’éros ne comptant jamais le nombre des années, l’affranchi qu’il prétend être se fait bien malgré lui esclave du plus haut des sentiments.
La pièce le présente à deux âges de sa vie, naissant une première fois à l’amour à 49 ans, puis renaissant à lui à l’heure de sa mort, à 86 ans. Entre les deux, Diogène aura sans doute appris à mordre un peu moins et à troquer ses guenilles de « gêneur » pour des vêtements de dignité. Il aura croisé les petits et les grands, le terre-à-terre et le merveilleux, les hommes aux allures de bêtes et les chiens aux noms de dieux. Il aura également chanté et dansé, et surtout fait chanter et danser les êtres à ses côtés.
Isolé dans un décor portuaire qui confond sa coquille en stèle funéraire, le Cynique de Jacques Rampal, la tête et les jambes dépassant souvent à peine de son tonneau, se plaît tantôt au plaisant pastiche de maximes philosophiques tantôt à l’anachronisme désopilant, qui le place sur une Olympe réunissant Nietzsche, Pascal, Voltaire ou encore Spinoza. Dans une voix caverneuse martelant les diérèses de ses alexandrins, le charisme d’Alain Leclerc traduit aussi bien la folie que le génie du Diogène qu’il campe. Et s’il use de toute la richesse du langage et de la beauté de la pensée, c’est pour finalement révéler le « prince des mots » qu’il est.
Texte de Jacques Rampal (disponible aux éd. Les Cygnes)
Mise en scène d’Elsa Royer
Avec François Chodat, Pierre-Yves Desmonceaux, Anne Jacquemin, Alain Leclerc, Christian Pélissier, Françoise Pinkwasser et Yann Sundberg
Musique de Fabien Colella
Scénographie & costumes de Danièle Rozier
Lumières d’Antonio De Carvalho
Crédit Photo Dominique Journet
Au Théâtre 13 du 27 août au 4 octobre 2015, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 16h
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