Points de non-retour [Quais de Seine]
Avec la trilogie Points de non-retour, Alexandra Badea questionne la manière dont l’histoire politique imprègne les individus dans leur intimité et détermine leur existence. Après Thiaroye, le premier volet,créé à La Colline en septembre 2018, Quais de Seine poursuit cette réflexion et noue à nouveau les fils et les silences de la grande Histoire avec les récits et les non-dits de la sphère familiale.
Déterminant sur le plateau deux espaces, la mise en scène d’Alexandra Badea construit deux récits et deux temporalités différentes. L’un dans les années 60, sur une estrade en surplomb de l’avant-scène, raconte l’histoire d’Irène, fille de colons et de Younès, un Algérien, nés tous les deux à Sétif, et obligés de quitter l’Algérie pour vivre à Paris leur histoire d’amour. L’autre couple, à l’avant-scène, est constitué par Nora et son thérapeute qui l’aide à dénouer les fils de son histoire embrouillée. Entre ces deux espaces narratifs et temporels, comme une bascule dans la vie des deux amoureux, la journée du 17 octobre 1961 qui a conduit à la répression de centaines d’Algériens.
Le début de la pièce met l’autrice elle-même au coeur du dispositif scénique. Elle écrit en direct sur le clavier de son ordinateur. Les mots s’inscrivent sur un écran comme une partition libre, offrant déjà une continuité au flot de la parole des personnages qui viendra par la suite. Cette introduction pose l’écriture comme un acte et une nécessité qui met à jour le processus, induit son mouvement vers les sensations et ouvre vers le questionnement. “Y-a-t-il des choses qui nous appartiennent vraiment en dehors de ce que l’on crée dans nos têtes ?” Comment l’individu assume-t-il l’histoire de son pays avec ses moments de gloire et ses coins d’ombre ? Quels sont les récits qui nous construisent ou au contraire font de nous des errants dans les couloirs de l’Histoire ?

Ici et là-bas, hier et aujourd’hui…
Sur le plateau, les deux histoires cohabitent, inscrites d’une part, entre les années 60 et aujourd’hui, d’autre part, entre la France et l’Algérie. L’écriture d’Alexandre Badéa met en relief les détails, suscite une réflexion de plus en plus fine qui dénoue les fils d’un récit embrouillé et nous aide à remonter le cours du temps. Apparaissent alors les points de jonction, les questions qui conduisent peu à peu vers une autre lecture des situations et approfondissent la réflexion.
Irène et Younès, issus des deux camps opposés dans la guerre d’Algérie, ont-ils le droit de s’aimer ? Peut-on fuir son pays d’origine pour vivre dans le pays de l’oppresseur ? Comment être la fille d’un colon et la compagne d’un Algérien ? Pourquoi Nora ne peut-elle traverser un pont sur la Seine ? Au fil du questionnement, les images surgissent du brouillard, le tulle qui délimite l’espace du couple Irène/ Younès devient symboliquement le voile à déchirer pour qu’enfin, aujourd’hui, Nora puisse traverser la Seine, le fleuve devenu le tombeau de centaines Algériens en Octobre 1961.
De quels récits manquants a-t-on besoin pour se reconstruire ? Qu’a-t-on besoin de comprendre, de pardonner, de réparer ? Vient-on au monde avec les blessures de nos aïeux ? Comment les soigne-t-on, comment les transmet-on ? À quels endroits le politique détruit l’intime et comment peut-on reconstruire ce qui a été détruit ?
Patiemment, Nora, aidée par le thérapeute, rétablit le dialogue avec elle-même, reconstitue le puzzle narratif et temporel de son histoire familiale et finit par échapper à ces liens invisibles qui l’ont enfermée dans les non-dits et le secret de l’histoire de ses grands-parents.
“Quais de Seine”, c’est aussi une histoire de corps : les corps d’un homme et d’une femme qui s’aiment et celui d’une jeune femme qui vit dans un corps effacé et dont la douleur immense a pour fondement des questions sans réponses.
“Quais de Seine”, ce sont également quatre acteurs magnifiques qui, tous issus d’une double culture, portent cette histoire en l’engageant dans leur propre trajectoire. Tout comme l’écriture d’Alexandra Badea qui s’inscrit dans une double appartenance, ils laissent entrevoir les béances de leurs personnages, dans un jeu plein de sensibilité et de délicatesse.
En interrogeant les territoires flous des blessures intimes, à travers les histoires imbriquées de Younès, Irène et Nora et l’histoire politique des pays respectifs de ses personnages, Alexandra Badea nous oblige à nous retourner sur nos propres blessures où présent et passé cheminent ensemble, dialoguent, se superposent et se font face. Elle nous invite aussi à transgresser les lois de la tribu pour enfin vivre dans son corps et sa propre histoire.
- Points de non-retour [Quais de Seine]
- Texte & Mise en scène : Alexandra Badea
- Avec Amine Adjina,Madalina Constantin, Kader Lassina Touré, Sophie Verbeeck et Alexandra Badea
- Voix : Corentin Koskaset Patrick Azam
- Dramaturgie : Charlotte Farcet
- Scénographie, costumes : Velica Panduru
- Lumières : Sébastien Lemarchandassisté de Marco Benigno
- Création Sonore : Rémi Billardon
- Durée 1h50
- Vu au Théâtre de la Colline
- Tournée 2019-2020
- Du 4 au 7 Décembre 2019 : Comédie de Béthune
- 22 & 23 Janvier 2020 : Lieu Unique, Nantes
- 3 Février 2020 : Gallia Théâtre, Saintes
- 6 Février 2020 : Scène Nationale , Aubusson
- Du 12 au 14 Mai 2020 : Comédie de St Étienne
- 1er Juin 2020 : Sibiu International Theatre Festival – Roumanie
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