« Journal d’une apparition », sous-titre idéal que bien des commentateurs de la prose et des vers de Robert Desnos auraient vu scellé sous son œuvre tout entière, s’est écrit au privilège de nuits. Il est le sujet et l’objet du chant ininterrompu d’un poète, lancé à une « visiteuse » au visage de femme et aux contours d’astre. Un dialogue dense et obscur entre l’artiste et son art, que Gabriel Dufay fait résonner depuis la crypte du Théâtre national de Chaillot.
Le lieu est ombre et sommeil ; il a l’effigie d’une attente inquiète et sans patience. Il pourrait ressembler aux photographies du début d’un autre siècle, avec leurs dégradés de niveaux de gris, ou bien à des images sur l’écran d’un cinéma encore muet. La scène se remplit tout d’abord par un souffle, dévoilant quelques meubles de confort – un lit, un fauteuil – et d’autres d’écriture, murant les rayons d’un jour qui aurait pu filtrer à travers une fenêtre à un coin, à travers une porte à un autre coin. C’est l’espace en rêve et en réalité de Robert Desnos : l’éternité « d’un jour qu’il faisait nuit » comme il l’écrira dans l’un de ses premiers poèmes.
Son antre se charge bientôt d’un corps-fantôme, dans son tissu collé noir de Belphégor glissant sur chacune des parois et des reliefs de la pièce, « voleuse » fuyante qui fait naître la nuit et l’œuvre, les premières lignes du « Journal d’une apparition ». Avec elle engorgeant les distances, il y a l’étranglement d’un amant et la voix d’un poète. 1926 : Desnos entame la rédaction de son « Journal » qui s’étalera sur quelques mois. Il en est aussi à la jeunesse de ses vers, desquels remonte bientôt une unique adresse, « À la mystérieuse ».
Ici s’entend l’une des plus grandes énigmes de la poésie de Desnos, cette « fâcheuse aventure » qu’est l’amour qu’il ne pourra longtemps que frôler sans jamais toucher ni embrasser pleinement. Ici Gabriel Dufay fait commencer son « enquête » et le chant d’une étreinte impossible, par les célèbres strophes d’un poète s’effaçant face à l’invisible même : « J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. (…) J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie. »
Le heurt et le double
Desnos en est persuadé : le temps s’est arrêté pour que puissent vivre les fantômes. Le premier d’entre eux pourrait être lui seul, dormeur éveillé par un « silence qui siffle », rêveur intranquille plongé en plein « sommeil surréaliste », dont l’insomnie se tient entre les cloisons d’un espace heurté, faisant répéter les mots, les claquements de porte et de tiroirs, les songes, les hallucinations. Sa ligne sera donc de préférence anaphorique, presque le refrain d’une chanson. L’habit de l’être aimé sera blanc puis noir, ici et ailleurs, d’un côté et de l’autre des murs, légère et impalpable. Elle lui répondra puis se taira, transformera les draps en partage en pages à écrire. Ce sera tout d’abord Yvonne George, chanteuse, puis Youki Foujita, nouvelle muse – puis leurs figures se confondront et elles ne seront plus qu’une unique voyelle à l’initiale, présence et souvenir d’une présence.
Gabriel Dufay fait entendre la « Voix de Robert Desnos », ce poème qui appelle et appelle sans cesse pour conjurer l’absence en renaissance. Le décor qu’il déploie est ébène et « ténèbres » à découvert, cycle et métamorphoses, « creux » entre les lignes du poète. Sur la scène, il fait de cette apparition une épouse de la nuit, dans la robe blanche de Pauline Masson. À la fois loin et proche, la jeune comédienne est « l’étoile » et « la sirène », perce le décor à l’heure d’un « minuit triomphant » qui deviendra très vite « fou », ne possédant aucun sol concret. Sauf sans doute celui de la création. Car l’ombre qui apparaît, miroir et réflexion, est multiple. Elle est à la fois chimère, extase, doute et absence ; et dans toutes ses formes, elle représente à la fois la femme, l’amour et la poésie. Elle accompagne la permanence d’un écho, la forme que Desnos donnait à ses propres délires, naissant ou s’immisçant dans ses rêves, rêveries et hypnoses.
D’après Robert Desnos
Adaptation et mise en scène : Gabriel Dufay
Avec Gabriel Dufay, Pauline Masson et Antoine Bataille (piano)
Collaboration artistique : Pauline Masson
Regard chorégraphique : Corinne Barbara
Scénographie : Soline Portmann, Jimme Cloo et Marion Flament
Lumières : Sébastien Marc
Crédit Photo : Vladimir Vatsev
Au Théâtre national de Chaillot du 2 au 17 octobre 2015
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