Les Nouveaux Barbares, merci patron
Les Nouveaux Barbares – Il a une lueur sombre et moite dans les yeux, des faux airs de Brel s’apprêtant à chanter son chagrin. Il n’a sans doute rien vu des mains de sa femme apparue en ombre peu avant lui sur scène, ni rien entendu de ses larmes criantes. Et il n’écoutera pas plus les discours de ceux qui défileront là après lui, patrons, syndicat, employés, par saynètes dramatiques. Il vient de perdre son fils et de se faire licencier. Il a depuis sa douleur pour seul refuge.
Le drame de la pièce Les Nouveaux Barbares puise dans des souches réelles, d’ordinaire consignées dans les colonnes faits divers ou dans les encarts de presse quotidienne régionale, faisant rarement les gros titres, parfois les dépêches. Comme cette histoire-ci, entendue par Frédéric El Kaïm sur une station de radio un matin, faisant état du licenciement d’un homme confronté à la mort de son fils quatre jours auparavant. Motif : « manque de motivation ». Trois mots sur billet dur. Restriction du discours pour singer et justifier l’économie de moyens. Sur scène, il a un nom banal, que tous pourraient porter. Ce qu’il porte, lui, c’est son propre huis clos et l’œil vide qui voit bientôt l’accident familial transformé en farce cruelle du quotidien.
Les autres se chargent de le dire pour lui : sur une fresque faisant se succéder par séquences sa femme, des membres du syndicat, des responsables des ressources humaines, des patrons ou d’autres simples employés de l’entreprise, la mascarade vire bientôt au cortège tragique. Et les échanges, entrecoupés de monologues faisant parfois voler en éclats le quatrième mur, tranchent avec une grande violence psychologique dans l’absurdité des situations. D’une structure organisée qui définirait toute « entreprise », le tissu se déchire en notes d’impuissance et d’hypocrisie, tendant à isoler toujours un peu plus chacun de ses membres et à aplatir les éminences, et piétinant toujours un peu plus aussi la mémoire de l’enfant et le deuil rendu impossible des parents.
Les Nouveaux Barbares – Expressions d’un mal commun
Au mutisme des uns répondent les « chaises rouges » à éviter, les esclaffements malsains et les banalités des autres, aux formules creuses les modérateurs de l’indécision qui s’enchaînent. Dans « Les Nouveaux Barbares », il faut faire « du chiffre » et « du rendement », se « mouler au moule de la productivité », analyser « globalement », ne jamais se contenter du « pas mal » et se séparer de ce qui n’est « pas bon pour le business ». Et l’humain demeure en toile sous fond, caché sous la « crise » et les décisions anonymes prises par le « groupe » et cette « direction » qui semble n’avoir aucun sens.
On les croirait tous « protégés », tous soudés et chacun miroir de l’autre, dédoublés sur l’organigramme de la société mais évidés pour eux-mêmes, eux qui travaillent pour des objectifs dits communs, tous pressés dans leurs mêmes habits, tous confinés sous leurs mêmes perruques. Mais la coquille éthique a besoin de peu pour exploser, dès lors que l’humain est déplacé du centre des préoccupations, remplacé par l’intérêt. Et la frontière est mince entre bourreaux et condamnés, prédateurs ou proies, « nouveaux barbares » volontaires ou non.
Ceux que l’on cherche désormais à défendre sont ceux qui perdent leur proche ou ceux qui se perdent eux-mêmes. Et finalement, chacun ne peut prendre que sa propre défense et faire le choix de se plier à la hiérarchie ou d’encore agir pour la solidarité. Mais la dénonciation de cette antinomie échappe à tout manichéisme : le combat ainsi montré balance sans cesse entre des luttes qui s’envisagent au sein du système salarial et des luttes personnelles. Par parenthèses sensibles et moments de recueillement durant lesquels tous sortent de leur bureau comme de leur rôle pour faire tomber les masques, ils témoignent de petites morts à affronter au quotidien, préfigurant et reproduisant la mort réelle à l’origine du drame.
Comédiens : Cyril Amiot, Limengo Benano-Melly, Sébastien Boissavit, Roger Contebardo, Jean-Marc Foissac, Françoise Goubert, Céline Perra, Thierry Rémi, Alexandre Tessier
Création lumière : Yannick Anché,
Régie : Benoit Chéritel,
Vidéo : Alain Chasseuil,
Graphisme : Cécile Bobinnec
Crédit Photo Alain Chasseuil
Vu au théâtre de Belleville
Tournée: au théâtre en Miettes (Bègles) du 12 au 22 janvier
Rejoindre la Conversation →