Comme le souligne Alice Cherki, sa biographe, Frantz Fanon est « né Antillais et mort Algérien ». Drôle de trajectoire pour ce médecin psychiatre politiquement engagé pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis aux côtés du FLN Algérien, qui meurt jeune en Algérie, après avoir créé le service de psychiatrie à l’hôpital de Blida.
Rejeté, oublié ou mal compris à la fois sur sa terre natale, en France et dans l’Algérie de l’indépendance, il laisse une œuvre littéraire puissante et subversive qui demeure quelque cinquante ans après sa mort. Jacques Allaire a choisi d’explorer l’ensemble de l’oeuvre de Fanon. Il en tire un spectacle qui porte le titre de son ouvrage testamentaire » Les damnés de la terre ».
Univers gris, fermé par des grilles, des murs aveugles qui s’abattent brutalement au cours du spectacle et ouvrent sur d’autres pièces, d’autres murs tout aussi aveugles. Nous ne sommes pas dans un lieu précis, mais dans l’évocation d’un camp de transit, un hôpital, un espace d’enfermement dans lequel les mots résonnent et rebondissent. Peut-être.
Car c’est bien l’utilisation de l’espace scénique qui frappe, la plupart du temps, dans le travail de Jacques Allaire et pour cause, puisqu’il dessine d’abord ses spectacles, Des croquis, des petits tableaux comme autant de visions intérieures, avant de commencer le travail de mise en espace avec les comédiens. Procédant par collage, fragmentation et découpage, Jacques Allaire joue sur le téléscopage des mots et des idées. Il remet en perspective une pensée d’une pertinente actualité au travers de textes qui s’interrogent sur les raisons du racisme, de la colonisation et de l’alénation mentale ou sociale. Le télescopage des idées et des images scéniques s’apparente à un conte qui commencerait ainsi : « il était une fois quelque part un peuple colonisé qui aurait pris refuge dans un hôpital abandonné… »
Les ressorts de l’aliénation
Il y a tout d’abord ce cri « je suis nègre » qui claque non comme une revendication, mais comme une constatation, une évidence émise par une bouche, puis par une autre. Un cri sans colère, sans plainte, mais lancé comme une pierre qui sert de fondement pour dérouler la pensée de Fanon. Le point de départ en est une affirmation très simple qui dit que le colonisé, l’esclave ou l’aliéné n’ont que faire de la pitié ou d’une vague compassion, mais veulent être reconnus comme faisant partie intégrante du monde des humains.
Six personnages surgissent en fond de scène, ils marchent lentement, comme dans un rituel sacré, comme des ombres surgies de l’ombre. Des noirs, des blancs maculés de la même terre noire qui abolit la couleur de la peau et le masque du « bien-penser ». Ils surgissent de la terre, construits puis déconstruits par leurs mots. Ce sont des exigences qui marchent. Comme chez Kantor, leur déplacement ressemble à une parade des morts, « de corps étrangers à eux-mêmes ». Abandonnant la logique narrative et la chronologie, Jacques Allaire nous fait pénétrer dans un univers de visions et même de cauchemars qui disloquent le temps.
Qui sommes-nous ? À quelle humanité appartenons-nous ? Ces éternelles questions toujours d’actualité traversent l’ensemble de l’oeuvre de Fanon. Le travail de Jacques Allaire les prolonge et les met en mouvement.
Aujourd’hui, la colonisation, le racisme ont changé de visage se sont acheté une conduite. La première est devenue plus pernicieuse, ses contours mondialisés sont beaucoup plus flous alors que le second devient plus larvé et se cache derrière le politiquement correct. Cependant, les refléxions sur le système qu’ils mettent en place restent encore partageables, non comme un combat d’arrière garde, mais comme une conscience à trouver encore et encore.
[note_box]Les damnés de la terre
D’après l’oeuvre de Frantz Fanon
Mise en scène : Jacques Allaire
Scénographie : Jacques Allaire et Dominique Schmitt
Avec Amine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Jean-Pierre Baro, Criss Niangouna, Lamya Regragui.
Durée : 2 h[/note_box]
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