Il y a une infinité de scènes sur scène, un univers baroque fait de sols sous-sol et de plafonds sur-plafond, de coulisses apparentes, de costumes, de siècles, de grammaires et de registres de langues qui se télescopent. Jeanne Candel se sert des artifices des récits fondateurs pour saisir des instants de naissances illimités. C’est à la fois incohérent, bordélique, inclassable et parfaitement génial : c’est la couture d’un monde en train de se rapiécer, le fil d’une œuvre en train de se dérouler.
« Le Goût du faux » est avant tout celui du décalage, par un assemblage de tableaux qui reviennent sur eux-mêmes. Dans une galaxie très très lointaine : des images au ralenti de deux perdus dans l’espace occupés à figurer l’amitié franco-russe. Dans un temps très très ancien : un trio tout cordes, vent et organes contrariés qui peine à s’accorder et à trouver le « la » de sa cantate. Un peu plus proche : une entertaineuse à paillettes qui nous somme d’entrer dans la danse. Encore plus près : une cuisine sanguinolente, celle du théâtre d’un « évier drame » (ou presque) qui recueille solitude et affres de la condition douloureuse d’un homme-artiste, autrement dit de toute création.
Au tout début de ce simili-capharnaüm, une pianiste emmêle ses notes et ses pans de robe dans les aiguilles d’une machine à coudre ; autant dire que l’amorce est tout aussi délicate qu’affûtée, tant elle tend déjà vers sa propre perte. Mais l’intérêt est précisément là : dans tous ces fils qui se déploient à découvert, dans tout ce qui se montre, c’est-à-dire dans tout ce qui se voit comme dans tout ce qui paraît – ce qui, pour Jeanne Candel, revient à peu près au même.
Les fenêtres de l’autotélisme
« Le Goût du faux » est aussi une dissection en bonne et due forme des « chants », dont Jeanne Candel épluche avec délectation chaque étymologie. Sur scène, le chant des douze personnages est primitif mais structurant, réveille Bible et mythes, littérature et science, s’intéresse aux coins de tables comme aux coins de toiles : c’est un réseau palindrome qui s’étire depuis les expériences réelles ou fictives, embrassant tout, renfermant toute chose dans son cercle.
« Le Goût du faux » avance par observations obsessionnelles, et par sensations serinées : il faut « voir l’intérieur des choses » pour les empoigner, comme se ressentir homme et personnage de fiction tout à la fois, observateur observé, viseur visé. Il s’agit donc de creuser, pour plaire ou pour convaincre, à l’aide de motifs récurrents qui sont autant de symboles originels – le serpent, la pomme – que de prétextes pour écarquiller l’œil. Chaque personnage est ainsi une esquisse de la création qui s’expose, nu pour dire l’œuvre qui se crée ; il est pluriel et oxymore, ne cesse de gratter les couches d’un monde-palimpseste qu’il découvre neuf à chaque fois : « Tu assistes à des choses, tu vois le monde… Tout va recommencer ! »
De et avec Jean-Bapstiste Azema, Charlotte Corman, Caroline Darchen, Marie Dompnier, Vladislav Galard, Lionel Gonzalez, Florent Hubert, Sarah Le Picard, Laure Mathis, Juliette Navis, Jan Peters, Marc Vittecoq
Scénographie : Lisa Navarro
Crédit photo: Jean-Louis Fernandez
Au théâtre de la Cité internationale du 24 novembre au 13 décembre 2014, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
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