Le Prince travesti
Il y a tout d’abord une galerie de miroirs sans tain pour une unique espionne, une Princesse tombée amoureuse d’un Prince en errance qu’elle croit être de moins noble naissance. Il y a ensuite la confidente de la Princesse, Hortense, amoureuse du même Prince travesti. Puis un Ministre sardonique, un Arlequin frénétique, des masques qui voilent les visages et les yeux, et, par incises féériques striant l’espace scénique, des diagonales de lumière qui embrassent et écartent les illusions. Il y a tout ce théâtre, boîte-monde de Daniel Mesguich, lieu déguisé, lieu de déguisements.
Première pirouette : l’« Illustre Aventurier », ce Prince travesti de Marivaux, est peut-être le héros de l’une de ses pièces qui demeure la plus méconnue aujourd’hui, bien qu’elle bénéficia d’un certain succès lors de ses premières représentations, en 1724. Le lieu de l’action est vague, « Barcelone », tout comme le temps. Deuxième renversement : annoncée comme une comédie, la pièce n’exclut pas pour autant quelques notes tragiques et elle fournit à Marivaux l’occasion de mêler intrigue politique et manège amoureux. Mais la confusion ne vient ici pas des sentiments : elle est uniquement affaire de personnes et d’identités.
Il convient alors aux metteurs en scène qui s’emparent de ce texte de jouer avec les nombreuses balances qu’il renferme, sans pour autant chercher à pencher d’un côté ou d’un autre, ni à se maintenir en équilibre. Il s’agira plutôt de virevolter à leur tour entre les lignes et les figures. Retour au « persona », premier des masques de théâtre antique, derrière et « à travers » lequel l’acteur déclamait ses tirades : chez Marivaux, tout est sans doute question de « traversée » comme de « travestissement », c’est-à-dire de transformation. Chaque personnage est ainsi lui-même sous son masque et son double qu’il montre ; chaque personnage, à l’image subvertie d’Arlequin avouant dès son entrée sur scène « s’être perdu », cherche son reflet dans un miroir érigé devant lui, trompe les autres et finira par se tromper lui-même, avant de se retrouver.
Sur la scène de Daniel Mesguich, c’est Hortense qui se présente en premier – chez Marivaux, c’est la Princesse –, les yeux bandés, la parole et le geste badins, avant d’entamer un premier pas de deux avec celle qui vient lui confier son amour pour Lélio / Léon, le Prince travesti. Cette danse initiale verra l’entrée dans un bal comme elle écrirait le préambule d’un conte, une fable pour laquelle intrigues et mensonges s’entrelacent. La suite sera à cette image renversée : une fantaisie prise à la lettre, une danse faite de tours et de soubresauts. Dans cette chorégraphie d’échos qui s’engage, tous tournoient, sauf le Ministre, traits alourdis et démarche boiteuse, dont chaque arrivée est précédée de coups de tonnerre.
Au service de l’artifice
Le titre de la pièce, double, est déjà l’indice d’une binarité essentielle: au travestissement du Prince répond une « aventure illustre », c’est-à-dire, étymologiquement, une aventure « brillante », « qui éclaire ». Le chemin à effectuer sera donc celui d’une mise en lumière conduisant à un dévoilement au fur et à mesure de la résolution d’une intrigue complexe. Daniel Mesguich fait de cette bivalence tout l’objet de sa mise en scène. Il est question de double, de vraisemblance autant que de faux-semblant. Il se fixe sur les apparences de personnages, sur leurs visages maquillés de moitié et dans leur jeu d’écarts et de rapprochements, et également sur le décor réduit à une galerie de glaces sans tain dans laquelle tous sont donc dans l’incapacité de se mirer : ce qu’ils cherchent d’eux, en eux, devra se résoudre à travers l’autre qui agit comme un révélateur.
Daniel Mesguich place ainsi certaines didascalies dans la bouche de ses personnages et appuie les motifs du double (Arlequin prenant sa longue-vue pour « voir la pensée » du Prince « qu’il ne voit pas d’apparence »). Son travestissement va bien au-delà du texte seul, qu’il distord à volonté, et qu’il laisse s’énoncer avant de le parodier (son Arlequin, campé par un Alexandre Levasseur effréné, contrefait Frédéric, crépusculaire William Mesguich, se payant sa mine et ses lignes). Au service d’un artifice « à servir » ou « à condamner », dit le Prince, la pièce effectue en filigrane une plongée en elle-même, pour parler des ressorts mêmes du théâtre, et pour lui rendre, une nouvelle fois, hommage.
De Marivaux
Mise en scène de Daniel Mesguich
Avec Sarah Mesguich, Fabrice Lotou, Sterenn Guirriec, William Mesguich, Alexandre Levasseur, Rebecca Stella et Alexis Consolato
Costumes : Dominique Louis
Scénographie : Camille Ansquer
Son : Franck Berthoux
Maquillage : Eva Bouillaut
Régie générale : Eric Pelladeau
Régie son : Xavier Launois
Régie lumière : Florent Ferrier
Production Miroir et Métaphore – Cie Daniel Mesguich
Crédit Photo : Arnold Jerocki
Au théâtre de l’Épée de bois – Cartoucherie de Vincennes du 9 mars au 10 avril 2016, du mercredi au samedi à 20h30, le samedi et dimanche à 16h
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