C’est une histoire contée après une autre histoire, plus grande, immense, un récit de guerre ayant transformé le monde en « cœur de pierre ». C’est une histoire qui se joue après le « Mahabharata », la plus grande épopée hindoue jamais écrite en langue sanscrite. Peter Brook en avait proposé une adaptation fleuve pour la télévision en 1989. Avec Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne aux Bouffes du Nord, il en place aujourd’hui les ruines sur cet espace vide qu’il appelle scène.
Ce qui reste du « Mahabharata » : un poème épique vieux de plusieurs siècles avant notre ère et composé de plus de cent mille stances. L’équivalent de quinze Bible posées les unes sur les autres et écrites en presque un millénaire de temps. Un enchâssement de contes devenus légendes et qui diraient le « tout » d’une civilisation, de ses croyances à ses traditions, de ses interrogations politiques à ses réflexions religieuses. L’homme et son histoire en constituent la racine et ses différentes ramifications, nourrissant la trame du poème par emboîtements et entrecroisements successifs. « Maha » : « total », lacis entier et exhaustif. « Bharata » : « homme », noyau ardent.
Le terreau initial a passé l’épreuve de cataclysmes anciens dont on peut encore entendre les foudres, demeurées inapaisées : une guerre universelle et intestine a pris fin, ayant décimé plusieurs millions de guerriers, laissant fauchés les membres de deux familles à son origine, les cent frères Kauvaras et leurs cinq cousins Pandavas dirigés par Yudishtira. Sur un « champ de bataille » peuplé d’apparitions et hanté par des percussions sacramentaires, les semailles ne peuvent repercer que de sang et de souvenirs funèbres, et les morts invisibles dissimulés çà et là se revêtent de rouge. De la victoire de Yudishtira, qui sonne comme une défaite, ne peut naître qu’une nouvelle guerre, personnelle et profonde cette fois, le conduisant à questionner sa culpabilité et ses responsabilités. L’homme a écrit le récit d’une « tristesse éternelle » avec laquelle il lui faudra vivre jusqu’à la mort, « chaque jour, chaque heure et chaque minute ». Il a désormais la guerre de son peuple et la guerre dans son cœur à étancher.
Champ de bataille et champ d’honneur
Sur la scène de Peter Brook, la suite qui se donne au poème devra être écoutée comme une mère la raconterait à son enfant, ou à un peuple qu’il contiendrait tout entier à l’intérieur de lui. Car le poème ne parlera que de lui. « Si tu l’écoutes attentivement, à la fin tu seras un autre, car c’est une histoire pure et totale, qui efface les fautes, qui avive l’intelligence et qui donne une longue vie. » Et cet enfant-roi aura sans doute besoin de toute une vie pour comprendre le nouveau récit qui lui sera ainsi offert. Car il est né d’un anéantissement, d’un champ de bataille pressenti comme une mer de sang, de la couleur des entrailles d’hommes et de guerriers dévorées par les vautours. L’or, l’espoir, viendra du soleil et du fils du Soleil à qui il conviendra de donner une sépulture rituelle, et de cette étoffe jaune qui recouvrira ceux qui détiennent encore les récits.
C’est une pièce à parenthèses s’ouvrant sur le rapport que les hommes entretiennent avec la « Grande Nature ». En chaque incise, par la voix du temps, de la mort, de dieux ou d’animaux, de rois ou de simples hommes, ou encore de mère abandonnant son enfant sur les rives du Gange – laissant l’épisode se formuler comme dans un autre livre, accordant la possibilité à une nouvelle histoire de s’encrer –, quatre récitants, acteurs de l’invisible, déploient et font reculer la mort contenue « dans les méandres de la vie ».
Et tous chantent cet insaisissable même : tous cherchent sur le champ d’honneur, et bientôt dans une forêt de symboles, ce qui émerge d’une terre sanglante. Ils regardent du côté où des souffles de vie restent. Il sera donc toujours question de guerres et de sacrifices, mais de ceux qui se situent « dans le cœur ». Le règne du nouveau roi, celui de l’enfant, Yudishtira, devra passer par la disparition des anciens et l’adieu à faire à la mémoire pour s’incliner vers « la vie qui l’attend », comme si elle avait patienté pour lui au cours des mille récits qu’il avait dû entendre et dont il s’était nourri.
D’après « Le Mahabharata » et la pièce de Jean-Claude Carrière
Adaptation et mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec Carole Karemera, Jared McNeill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan
Musique de Toshi Tsuchitori
Costumes d’Oria Puppo
Lumières de Philippe Vialatte
Spectacle en anglais, surtitré en français
Crédit Photo : Caroline Moreau
Au théâtre des Bouffes du Nord du 15 septembre au 17 octobre 2015, du mardi au samedi à 20h30, dimanche 27 septembre à 20h, matinées les samedis 2, 10 et 17 octobre à 15h30, relâche le samedi 26 septembre
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