Théâtrorama

Il y a « la Fille », ce qu’elle était, ce qu’elle avait. Son pas de côté vers l’absence et la dépossession. Les autres, ses deux « boys », sont réduits à des ombres, comme des prolongements d’elle-même. Les autres, qu’elle appelle « goguenards » en pinçant les lèvres, s’en tiennent à son soliloque. La Fille converse toute seule dans « un lieu où cela se passe », l’enceinte spectrale d’un music-hall. Elle sourit et chante un peu, croise les jambes, les décroise parfois, ne s’éloigne jamais bien longtemps de son tabouret. Elle perd et trouve une histoire d’avant, peut-être la sienne, qu’elle répète inlassablement.

Elle est déjà assise dans sa robe noire et ses talons hauts. Elle est sans doute arrivée quelques instants auparavant, « venue comme ça, du fond, là-bas », à moins qu’elle ne demeure là depuis toujours. Cette fois, elle n’a pas eu le temps de faire sa digne entrée sur scène. Son apparition est d’un tout autre registre : au centre du tableau, elle est un voile sombre posé sur un rideau rouge à paillettes qui lui sert de linceul étendu à la verticale. Symboliquement, elle dessine l’espace autour d’elle d’un clignement de paupière, et sourit au refrain lointain, toujours le même, qui se fait timidement entendre : Joséphine Baker et son chant de « baisers éloquents », qui remplace et en dit plus que n’importe quel mot.

La musique sur disque rayé, aux notes ralenties ou accélérées, se dépose par traces, comme les souvenirs dans sa mémoire. Joséphine Baker dit : « de temps en temps » ; la Fille répète : « parfois », puis « parfois encore ». Elle était vedette de music-hall, elle en a gardé certains accents et certaines empreintes, mais rien d’elle n’existe plus en dehors de la scène. Alors elle se cherche une histoire sans histoire, une intrigue qui part en fumée, une fin sans début, fait semblant, parle d’elle à la troisième personne et oublie les pronoms des autres. Car elle est « au centre ». Elle. « Qui d’autre ? »

Remplir le temps sans temps
Le texte de Jean-Luc Lagarce joue avec la densité d’un poème, les phrases des trois personnages initiaux revenant sans cesse à la ligne, comme des vers, comme des notes se détachant de partitions, ou encore comme les gestes d’une danse machinale, « lente et désinvolte ». Une fille parle d’elle-même, ou d’un personnage qu’elle crée, tandis que deux boys, « derrière elle » mais jamais loin, occupent l’espace qu’il reste. Ces trois-là ne pourraient être qu’illusions, femmes ou hommes, vieillards, déjà morts, enfants. Et c’est depuis leur perte et dans leur absence, cette « absence plus que sûre », qu’ils prennent forme librement.

Sur la scène conçue par Véronique Ros de la Grange, les boys ont fui, sont simples sifflements ou fantômes, et la Fille est un homme aux yeux an amande surlignés, les jambes recroquevillées sur la poitrine et l’expression rendue mutine par Jacques Michel. « Il ne s’agit pas d’un travesti parodique et carnavalesque. C’est une révélation, un dévoilement de féminité », explique-t-elle.

C’est l’incarnation d’un lieu, également, mais au risque d’un vide à remplir et à occuper à nouveau. Cela passe par ces verbes insistants qui s’impriment malgré l’oubli, par ces digressions et ellipses, parenthèses textuelles ou marques d’amnésie, voire inventions, qui nourrissent un temps s’affranchissant du temps. Et par l’ultime geste d’un personnage faisant corps avec le décor, s’habillant et se mettant à nu, qui ne quittera plus jamais scène.

Music-hall
De Jean-Luc Lagarce (texte publié par Les Solitaires Intempestifs, 2001 http://www.solitairesintempestifs.com/livres/101-music-hall-9782846810005.html)
Mise en scène de Véronique Ros de la Grange
Avec Jacques Michel
Son : Alain Lamarche
Lumière : Danielle Milovic
Maquillage / coiffure : Arnaud Buchs
Photo © Marc Vanappelgem
À la Manufacture des Abbesses du 22 avril au 13 juin 2015, du mercredi au samedi à 19h

 

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