Théâtrorama

Une comédie financière

C’est écrit dans les livres et on savait déjà que Victor Hugo était un poète visionnaire, mais cela reste toujours une surprise de le constater. Il écrit « Mille francs de récompense » pendant son exil à Guernesey, entre 1855 et 1870 et refuse de voir jouer la pièce de son vivant « tant que la liberté ne serait pas de retour en France ». De cette comédie qui frise parfois le mélodrame et qui se veut un manifeste contre l’âpreté des banquiers, l’individualisme grandissant et le capitalisme financier, Kheireddine Lardjam, dont le travail de metteur en scène se partage entre la France et l’Algérie, tire une farce au rythme échevelé qui décoiffe et bouscule toutes les lignes.

Paris, la nuit, la neige, la Seine. Une forme est tapie dans la pénombre pour échapper aux gendarmes. Elle porte un nom : Glapieu, repris de justice en cavale. De sa cachette, Glapieu épie les passants et devient, malgré lui, le témoin d’une série de drames courants de l’existence, de tragédies sordides et de querelles sans gloire, de soucis d’argent et de peines de cœur. Cyprienne et sa famille vont être saisies de tous leurs biens par les huissiers ! Leur seule échappatoire serait d’accepter l’infâme marché de Rousseline, banquier sans scrupules : il les sauvera à condition que la belle Cyprienne l’épouse… Mais c’est sans compter sur Glapieu, qui, réfugié clandestinement dans la maison, a tout entendu. Robin des rues, libertaire au verbe haut, Glapieu est bien résolu à ne pas laisser “ceux d’en haut” en faire à leur guise…

Kheireddine Lardjam tire profit de Mille francs de récompense

Parler finances, il n’y a que ça qui pose un homme

Hugo situe l’action de sa pièce durant la Restauration, à une époque où Napoléon III (Le Petit, disait Hugo) gouvernait avec l’aide des lobbys financiers (déjà!) dans une société fondée sur l’individualisme et le profit à tout prix. Hier comme aujourd’hui, la discrimination est d’abord sociale ! La mise en scène de Kheireddine Lardjam joue d’abord sur le duo qui symbolise la France d’en haut et celle d’en bas : d’un côté Rousseline (inquiétant Azzedine Benamara), le banquier sans scrupules et de l’autre, Glapieu (Maxime Atmani), petit malfrat, malin comme un singe, toujours à la remorque d’une combine mais qui a des excuses (et toute la sympathie du public). Entre les deux, victime des combines du banquier, la famille de Cyprienne (Aïda Hamri au tempérament bien trempé) composé d’une mère opportuniste (Linda Chaïb totalement déjantée et hystérique) et d’un grand père (Samuel Churin) irresponsable et qui dort.

La scénographie d’Estelle Gautier mixte de panneaux transparents, montés sur roulettes, constitue un espace mouvant. On va et vient dans un espace qui se fait et se défait, ramené tantôt à la taille d’une maison bourgeoise, tantôt agrandi en une banque à l’architecture monumentale. Comme des témoins silencieux et inquiétants projetés sur les panneaux, des volées d’oiseaux semblent surveiller chaque action dans l’ombre. Au milieu de ces allées et venues, passe en dansant joyeusement et lançant des confetti un oiseau bariolé de carnaval ou des personnages à tête de corbeaux noirs et blancs représentant le ballet des huissiers qui vident la maison.

La scénographie et la mise en scène jouent sur la transparence : transparence physique des personnages / transparence du décor / transparence des actes (Rousseline exerce tous ses actes abominables dans une transparence totale). Lardjam nous rappelle que le plexiglas utilisé dans les banques n’est qu’un leurre pour nous faire croire que tout est transparent. Mais dans cet univers de vitres, seul Glapieu, caché dans la pénombre semble voir clairement ce qui se passe. À la façon de ces gens qui nettoient les vitres des tours et des gratte-ciel et peuvent voir, sans être vus, ce qui se déroule dans les bureaux ou les appartements.

« Les uns font des friponneries, nous nous faisons des affaires », précise Rousseline à son acolyte, le Baron de Puencarral, tout en se déguisant en femme pour le carnaval. En se servant de cette célébration comme ressort dramaturgique, la mise en scène donne à voir l’inversion des valeurs et des hiérarchies propres à cette période, tirant alors la pièce vers le fantastique et l’irréalité du grotesque. Jouant sur celui-ci, tout est alors possible. Les rebondissements multiples finissent par tirer l’action vers toujours plus de folie, les comédiens s’amusent comme des fous dans une mécanique à la précision redoutable.

Dans cette pièce d’une totale modernité, Hugo dresse un portrait au vitriol d’une société qui ressemble étrangement à la nôtre. La mise en scène de Kheireddine Lardjam, en nous proposant une distribution où se côtoient toutes les diversités de notre société, contribue à mettre tout le monde dans le même sac. Aucun personnage n’en réchappe y compris ceux qui subissent la situation. Tous pourris ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non ! La pièce se déroule pendant trois jours de Carnaval. Comme chacun le sait, la période favorise toutes les transgressions et alors, tout peut arriver !

Mille francs de récompense
Texte de : Victor Hugo
Mise en scène : Kheireddine Lardjam
Avec Maxime Atmami , Azeddine Benamara,Romaric Bourgeois, Linda Chaïb , Samuel Churin ,
Étienne Durot, Aïda Hamri, Cédric Veschambre
Collaboration artistique : Cédric Veschambre
Scénographie et collaboration artistique : Estelle Gautier
Lumière : Victor Arancio
Son : Pascal Brenot
Composition musicale : Romaric Bourgeois
Vidéo : Thibaut Champagne
Costumes : Florence Jeunet
Dessinateur : Jean-François Rossi
Chorégraphe : Bouziane Bouteldja
Durée : 1h45
Jusqu’au 8 avril au Théâtre de l’Aquarium
Crédit photos : Pixel Prod.

Dates de tournée
Du 27 au 29 mai 2018 au Théâtre Dijon Bourgogne, CDN dans le cadre de Théâtre en mai

Vous pourriez aimer çà

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.



Pin It on Pinterest