« Il n’y a personne en scène. Personne. Ou peut-être un acteur en train de jouer Kean dans le rôle d’Othello. » Cette réplique qui arrive presque à la fin de « Kean » résume bien le propos de cette pièce-fleuve de presque quatre heures dans son intégralité : qui est présent sur la scène ? L’acteur ou le personnage ? Qui se cache derrière le masque et salue sous les applaudissements du public ?
Écrite par Alexandre Dumas, la pièce est créée en 1836. Inspirée par la vie de l’acteur britannique Edmund Kean décédé en 1833, Loïc Joyez met ici en scène la version adaptée par Jean-Paul Sartre, dans les années 50 et opère une certain nombre de coupures. La vision de Sartre souligne l’aliénation du personnage en représentation permanente sous les regards hypocrites d’une société bourgeoise qui s’en délecte.
À Londres au XIX° siècle, Edmund Kean (Georges d’Audignon) est un comédien shakespearien adulé. Don Juan invétéré, il amuse, par sa faconde et son esprit, la bonne société londonienne. Eléna (Estelle Déhon) la charmante épouse de l’ambassadeur du Danemark est éprise de l’acteur. Le Prince de Galles (Patrick Chayriguès) apprend que cet émoi est réciproque, et propose à Kean de renoncer à cette idylle contre une forte somme d’argent… Ce qui arrange bien les affaires de la jeune et pétulante Anna Damby (Pauline Nadoulek) qui peut se mettre à rêver d’avenir…
Pièce baroque
Ni drame bourgeois ou romantique, cette pièce reste inclassable. L’adaptation de Sartre la tire vers la sensibilité et le genre baroque insistant sur le mouvement, l’illusion, l’inconstance des êtres et des choses, avec une conscience aigüe du plaisir que l’on peut retirer de ce jeu des apparences.
Entièrement axée autour de la démesure du personnage central qui ne quitte quasiment jamais le plateau, la mise en scène de Loïc Joyez assume totalement l’esthétique baroque de cette pièce qui parle avant tout de théâtre. Rien de ce qui sert la théâtralité, voire son outrance, n’est escamoté : le décor est « décor de théâtre », le jeu se dédouble de façon schizophrénique lorsque Kean – magnifiquement campé par Georges d’Audignon – joue un acteur qui interprète un personnage. Le théâtre sur la scène rebondit dans le monde réel. Kean, agacé par ces « grands » qui continuent de bavarder alors qu’il est en train de jouer les interpelle et efface enfin le masque pour s’interroger sur sa véritable identité.
Jouant sur l’imaginaire plus que sur le réalisme, sur le théâtre dans le théâtre, le spectateur lui-même finit par faire partie du spectacle. Avec des déplacements qui laissent peu de place à l’improvisation et un jeu des acteurs qui colle au plus près du texte, le public finit par se saisir d’une histoire qui interroge l’identité et à tout ce qui l’aliène. Nous lançant sa bâtardise et ses origines sociales modestes, Kean nous ramène à la frivolité d’une société qui se contente des apparences sans jamais les remettre en question.
Cette mise en scène ignorant les artifices d’une fausse modernité, portée par des comédiens au jeu à la fois sobre et vivant, assume cette mise en théâtre du monde, soulignant le fait que « Les hommes sont des comédiens qui s’ignorent ». Comme eux, ils sacrifient à des valeurs tout aussi irréelles et fugaces que la gloire du comédien.
Kean
D’Alexandre Dumas
Adaptation : Jean-paul Sartre
Mise en scène : Loïc Joyez
Avec : Georges d’Audignon, Patrick Chayriguès, Estelle Déhon, jean-Yves Duparc, Thibaut Landier, Pauline Nadoulek
Durée : 2 h 50 (avec entracte)
Spectacle créé en octobre à Pithiviers
Lundi 19 Janvier 2015 au Studio Raspail à 20h
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