Monsieur, je vous écris suite à votre annonce parue sur la page Facebook du Festival Actoral où vous présentez un spectacle autour des lettres de non-motivation, envoyées par l’artiste plasticien Julien Prévieux à divers recruteurs dans le but de refuser des offres d’emplois. Je me permets de vous dire qu’à la base, votre projet m’intriguait dans le mauvais sens du terme.
Effectivement, amoureux de théâtre dans le sens le plus noble, je ne voyais pas comment vous pouviez, pendant une heure et demie, parvenir à tenir éveillé un public exigeant, en l’absence totale de la moindre dramaturgie (vous savez, cette notion que l’on peut définir comme l’art du récit). C’est donc avec une certaine appréhension que je me suis rendu au Grand Plateau de la Friche ce mercredi 7 octobre, m’attendant à découvrir un de ces spectacles contemporains prétentieux et méprisant du spectateur lambda tel que moi. Déjà, cela commence assez mal avec un dispositif scénique où une vaste scène nous apparaît quasiment vide à l’exception d’un micro et d’un énorme abat-jour. L’on sent tout de suite la volonté de dépouillement, de sobriété pour que l’essentiel émerge. Vraiment, vous en conviendrez, c’est le pire cliché qui soit.
Au mur, des petites annonces sont projetées. Les comédiens entrent alors et s’approprient la scène, entamant les lectures des lettres sur un ton neutre. Voilà qui n’est pas pour arranger la situation, moi qui, au spectacle, aime d’entrée de jeu, l’attaque, le mordant qui agrippe le spectateur et le tire de sa torpeur quotidienne. Et puis, peu à peu, il se passe quelque chose. Ce que l’on pourrait croire, sinistre, pénible et affligeant se transforme en révélateur hilarant d’une société névrosée jusqu’à la moelle.
Car, et, cher Monsieur, c’est tout à votre honneur, ce que je n’avais pas remarqué, en premier lieu, c’est la richesse de ces lettres, qui déploient chacune un langage d’une inventivité détonante. C’est bien simple, aucune ne ressemble à une autre, que ce soit celle dénonçant l’absence de nom de l’entreprise recruteuse, où l’auteur répond comme s’il fallait résoudre une énigme, celle écrite tel un accusé qui se demande ce qu’il a bien pu commettre de mal pour qu’une entreprise essaie de l’enrôler pour la gestion d’une base de données, ou bien la lettre, délirante, d’un consommateur compulsif de « junk-food », en réponse à l’offre d’un grand fabricant de sauces.
Je préfèrerais ne pas être ponctuel…
Cette éloquence du verbe, qui prend à contrepied la logique rigide et austère du marché, s’accorde à la verve des comédiens qui après la tonalité neutre, se décident à user de l’intégralité de la gamme de jeu entre tragédie et comédie, en passant par le chant, la danse et même la force physique avec cette évocation désopilante de la compétitivité sportive pour torpiller l’annonce qui signale fièrement « Il faut être champion ! »
Au final, ces lettres, à la base, non écrites pour le théâtre, en sont pourtant un matériau incontournable car elles possèdent chacune une petite dramaturgie en soi (la lettre tournant en dérision la désuétude du métier de coupeur de verre ou celle critiquant l’appel générationnel d’un grand operateur téléphonique).
Et c’est là, cher Monsieur Thomasset, que j’ai enfin pleinement saisi ce que vous vouliez : nous confronter à l’absurdité de ce monde en nous ouvrant les yeux sur un système insensé contre lequel seul le rire peut être un moyen de lutte. Le public ne s’y est pas trompé, ponctuant en permanence de ses éclats de rire cette représentation extravagante de l’impitoyable monde du travail.
Je pense sincèrement que vous avez touché un point sensible, et je comprends alors tout le sens de votre démarche. Je ne peux que vous en féliciter, voire vous encourager à poursuivre dans cette voie.
Vous m’avez donc au final plus que convaincu et, bien que je n’aie rien à vous soumettre pour le moment, je conserve, avec votre autorisation votre dossier, et ne manquerai pas de vous prévenir, vous et votre équipe dynamique, si d’aventure une scène ou autre lieu de spectacle, pouvait vous proposer quelques dates.
Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, mes sentiments les plus ironiques.
Auteur : Julien Prévieux
Conception/réalisation : Vincent Thomasset
Comédiens : David Arribe, Johann Cuny, Michèle Gurtner, François Lewyllie, Anne Steffens
Lumières : Annie Leuridan
Son : Pierre Boscheron
Crédit photo : Vincent Thomasset
Dates du spectacle: 6 & 7 octobre – 21h
Durée : 1h15
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