Ils sont minuscules ou disproportionnés, fabuleux ou lucifériens, doudous attachants ou immenses et indéfinissables êtres tout fiel flambant. Ils peuplent les imaginaires par ombres, les châteaux de contes ou les forêts les plus denses de l’inconscient. Connus, inconnus, apparaissant, disparaissant, ces bêtes de somme sont en réalité exactement ce que nous en faisons, figures de l’Un, visages de l’Autre, étranges et étrangers, ne ressemblant à rien d’autre qu’à eux-mêmes, à moins que…
Le premier semble tout droit naître des détails de tableaux de Jérôme Bosch, le second du plus effroyable des cauchemars d’enfant ; quant aux suivants, ils défilent seuls ou en groupe plumes et poils au vent, et parachèvent la construction de la fresque du plus grotesque des bestiaires vivants. Ils sont tous maîtres et chefs d’œuvre à part entière, virtuels ou tangibles, tous malaxés dans une chair fantasmagorique mais pourtant transposés sur un terreau curieusement bien référentiel.
On chercherait en vain à leur déterminer un sexe ou à compter le nombre de leurs bras et jambes. On pourrait s’acharner des heures à essayer de décrypter leurs cris et d’analyser leurs couleurs. Apercevoir leurs nez, fronts et barbiches naturelles sous leurs postiches d’artifice, analyser faits magiques et gestes extraordinaires de ces hydres sans Lerne. Mais l’on finirait par comprendre qu’ils évoluent libres et qu’ils sont à la fois proches et lointains : créatures de la distance, produits d’une nature qui s’est amusée toute seule, mais aussi monstres du quotidien, aux traits et accents excessivement humains.
Un dictionnaire sans définition
Les monstres de la chorégraphe Dery Fazio constituent les entrées choisies et égarées d’une encyclopédie insolite et universelle : un « dictionnaire non exhaustif de la monstruologie », follement foutraque, bonnement branquignol. Ils viennent du Mexique, mais ils empruntent à des particularités en partage, qu’ils détournent à foison. Au panthéon du stéréotype biaisé, Pierrot se meut en boxeur à bicyclette, le fantôme pousse des pépiements angéliques et la sorcière faucheuse des enfers se retrouve prise dans les mailles du cœur et tombe éperdument amoureuse d’un échassier à visage d’homme, touchée par un Cupidon emplumé.
Leurs objets sont ceux d’une mythologie ordinaire – chaises, bouteilles sur lesquelles ils jouent aux équilibristes, lassos et fourches – et lorsqu’ils se mettent à danser, c’est aux sons improbables de morceaux à dépoussiérer le folklore sud-américain, partition kitsch de « princesse caramel » aux premiers coups de sifflet, partition rock et mixée sur la ligne d’arrivée. Une simple ombre pour toute chair, ils vivent et meurent le temps de cette musique émanant d’une toute petite boîte à rêves.
On les dit bêtes de nuit, bestiaux et nébuleux – mais il se peut qu’ils ne deviennent monstres que dans l’exclusion. Car ils ne cessent de tenir des filets traditionnels et leur miroir ne pourrait finalement être que le nôtre. Singuliers, ils échappent à une mesure commune tout en clamant leur individualité. Dans leurs jeux et tours de passe-passe, ils construisent et symbolisent une communauté reconnaissable. La société des monstres est ainsi faite de dominants et de dominés, de cartes de rois, de reines et de valets, de punitions, de soumissions et de sentiments. Ceux-ci apprennent à être ensemble par la danse, et suggèrent d’apprendre à le devenir par le merveilleux.
Dictionnaire non exhaustif de la monstruologie
Direction artistique et chorégraphie : Dery Fazio
Avec Erika Canseco, Ulises González, Guillermo Magallon, Alejandra Palma et Sheila Rojas
Création lumières : Xóchitl González
Conception costumes : Jerildy Bosh et Dery Fazio
Texte et vidéo : Maina Chirikoff Keravis et Nicolas Chirikoff
Musique : Immanuel Miranda
Production : CEPRODAC / Centro de Producción de Danza Contemporánea au Mexique
Crédit photo : Lamarmotaazul
À la Briqueterie – CDC du Val-de-Marne et à la salle Jacques Brel de Fontenay-sous-Bois dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne
Rejoindre la Conversation →