L’espace se contente de très peu d’éléments : à la nudité des murs et du sol répondent trois estampes vaporeuses en hauteur, fenêtres nocturnes et éthérées, noires et blanches. Ce qui remplira la pièce sera de l’ordre de l’insaisissable et de l’immatériel ; une voix de femme se raconte, kafkaïenne qui tente de capter l’étrange et l’inquiétant autour d’elle, et en elle, depuis une nuit où elle a cessé de dormir.
Pour une nuit restée vivante et traversée de part de part, l’expression ordonne l’oxymore : dite « blanche », c’est alors le jour de la nuit que l’on retient, et son œil singulièrement ouvert. Le tableau des origines se fixe dans une position qui ne s’épuise plus : ne plus connaître le sommeil, c’est ignorer les jeux d’équilibre et de forces complémentaires et essentielles. Une balance est brisée – c’est un symbole : le cauchemar d’un homme vêtu de noir versant l’eau d’une carafe qui ne se désemplit pas, ou celui d’une bouche ouverte sans qu’un seul cri ne puisse en sortir. Ce sont ses nouveaux cauchemars à elle, devenus récurrents, depuis qu’elle veille.
On pourrait compter le nombre de nuits béantes, presque vingt endurées, et toutes les traces qui la lient encore à la réalité, qui se réduisent. Il y a son mari, dentiste, son fils, miroir de son père, leur geste simultané d’au revoir avant de prendre la voiture ; il y a les notes de Haydn et de Mozart, indifférenciées ; il y a la parfaite petite femme d’intérieure qu’elle est devenue suite à de brillantes études littéraires, bourgeoise enveloppée dans des habitudes bien ordonnées. Une vie tout entière passée en sommeil – et cet éveil brutal qui est venu par la nuit.
Les mots d’une longue métamorphose
Nouvelle figure d’ignorante en chemin vers sa propre reconnaissance, Nathalie Richard incarne toutes ses héroïnes simples et tragiques, qui acceptent qu’en elles « flotte une sorte de possibilité ». Son salon est minimal, mais elle s’y sent perdue comme dans un labyrinthe ; tandis qu’elle parle, son corps épouse la forme de l’unique canapé, du banc, de la boule à lumière de lune, puis du sol. Et son salon est aussi vide que constellé, froid et chaud, à mi-chemin entre conscience et inconscient, jour et nuit. Il ne ressemble à rien d’autre, sauf peut-être à des nuages intérieurs, suggérés par les formes mouvantes sur les estampes, en second mur, qui paraissent dessiner une poussière, une nuée, puis un œil.
Dans ce dédale, elle se redécouvre métamorphosée, séparée d’elle-même, membres reflétés, changeant de costume et d’intonations, puis de peau qui retrouve sa jeunesse en fantasme. Elle accueille à nouveau des intervalles sensoriels et libérateurs : le goût du cognac, du chocolat, et celui de lire sans fin, trouvant dans les lignes d’« Anna Karenine » de Tolstoï les inclinaisons et le feu qui manquent à sa vie.
Mue par le sentiment d’une « vie ininterrompue » et d’une conscience élargie, elle croit s’évader où on la pense prisonnière, puisant des forces dans l’anéantissement. Le temps n’a alors plus de prise, confondant les limites et emmêlant les fils. Le trouble viendrait bien de ce que la nuit permet au jour et inversement : nuances masquées, ce qui compte n’est plus que ce périple intime, voyage de soi à soi, dans l’attente d’une bascule.
Avec Nathalie Richard
Adaptation et mise en scène : Hervé Falloux
Texte français : Corinne Atlan
Décor et costume : Jean-Michel Adam
Lumière : Philippe Sazerat
Au Théâtre de l’Œuvre depuis le 28 novembre 2014
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