Théâtrorama

Les limaces lui ont toujours paru trop lisses, la poisse qui leur colle au mucus, leurs antennes à nu-tête, leur chaussée mollassonne sans peau ni coque. Avec sa sœur, elle s’amusait à transpercer leur carcasse baveuse avec des fils et des aiguilles pour s’en faire des colliers. Elle leur préfèrerait plutôt l’escargot, ce mignon colimaçon bien caché sous son chaperon, sans chichi de contorsion. Sauf qu’en y réfléchissant bien, elle n’a jamais vraiment pu y réfléchir. Limaçon côté fille – limaçon côté garçon – sûrement un peu des deux finalement, traces et grimaces de chaque logées sous la coquille.

Son identité sous carapace, la petite Juliette la doit surtout à la main et aux mots des autres, sculpteurs privilégiés et surpuissants de personnalité. Un soi forgé par quelques voix actrices et spectatrices de son corps d’enfant gesticulant : un passage éclair chez le coiffeur à ses coups de ciseaux tranchant les particularités, le désarroi d’un professeur de danse classique face au nouveau visage au chignon coupé, le diminutif masculin accolé à sa cadette, Éléonore dite « Léo », avec son prénom de princesse réduit à celui d’un lionceau, les trémoussements du fessier de son aînée Charlotte, ses premiers exploits sportifs et les garçons qu’elle battait sur le poteau. Il y avait aussi son nez de Cyrano et le dessin de son corps à l’unisson, une mère mutique et un père à secret, qui pour tout rêve d’enfanter un garçon s’est retrouvé avec trois filles à élever.

Juliette a le prénom d’une héroïne et la tragédie de ne pas avoir eu le choix, qui du garçon ou qui de la fille elle devait incarner. Pour suivre les lignes de son père, elle serait celle qui détesterait les jupes et les robes et qui cracherait sur la couronne à épines et sans antenne de Miss Monde ; elle lui cacherait ses signes de féminité, lui tairait ses premiers sangs comme ses premiers soupirants ; elle éviterait de dire – la couleur, le nom de l’amour ou celui de la maladie – et parlerait souvent par métaphores, se contentant « d’essayer voir », de passer sa vie sous la protection de la représentation.

Reflets et amalgame
Juliette, d’une figure à l’autre – elle devant son miroir, face à un reflet qui ne lui correspond jamais tout à fait. Unique et double, à faire dialoguer l’enfant, l’adolescente qu’elle était, puis l’adulte qu’elle est devenue, avec des personnages uniques et doubles comme elle, pris dans les mêmes jeux d’écho. Elle devant son miroir, où « ne plus savoir quoi dire » correspond à « ne pas savoir qui être ». Juliette Blanche revenant sur son histoire quelques années après la mort de son père homosexuel, un début de vie passée sur des planchers courbes, suivant la coulée d’un escargot, un puzzle de patience à recomposer.

En arrière-scène, à mesure qu’elle raconte son histoire, des miroirs pivotants remplacent le papier peint de sa chambre d’adolescente aux motifs de forêt tropicale. Mais l’espace borné reste le même : il est celui d’un rêve ou d’un ailleurs clos, d’événements d’une enfance scindée. Juliette Blanche est elle-même et son double, son portrait androgyne violemment déchiré aux ongles ; Andy Cocq est la mère, le père, l’ami et les sœurs, l’ombre et l’illusion, le féminin et le masculin. Autour de ce couple pluriel, on multiplie les indices de calque, de répétitions de phrases aux bivalences de voix, de superpositions d’images à la complexité de toute linéarité, de dédoublements d’identité.

Le parcours de l’escargot, entre ambiguïté et ambivalence, reproduit ce qui le constitue : il est une énigme. Il suit la direction que lui indiquent ses antennes, peut-être celle du soleil après le clair-obscur, peut-être la voie vers une libération en dehors de sa coquille. Il se heurte aux obstacles de la contingence, ici le drame d’un père mort alors qu’il commençait seulement à « se réaliser » et à assumer son homosexualité, là le drame d’une petite fille en quête identitaire. Qui a choisi la scène pour ne cesser de se rêver « habitée », à la fois « nouvelle et différente », elle-même et elle-autre, singulière, « traçant son chemin ».

Les Escargots sans leur coquille font la grimace
De Juliette Blanche
Mise en scène de Charles Templon, ass. Florian Jamey
Lumières de Nicolas Priouzeau
Scénographie de Camille Rosa et Charles Templon
Avec Juliette Blanche et Andy Cocq
Photo © Benjamin Colombel
Au théâtre Les Déchargeurs du 7 mai au 20 juin 2015

 

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  1. Beau billet bien senti, belle photo flashée d’une fuite en avant à toute blinde…Merci.

    Stan Sur Seine / Répondre

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