Théâtrorama

Anna et Martha

Une pièce magnifique, au texte ciselé et à l’interprétation impeccable…

L’une a la méchanceté qui lui colle à la peau comme une sœur siamoise, et l’autre c’est la rosserie. Anna est couturière. Martha est cuisinière. Toutes les deux sont d’un âge avancé, tout comme est vieux Meier Ludwig (joué selon les consignes de l’auteur par son chien). Seule Xana n’appartient pas au socle primitif de cette maison. C’est une jeune femme de l’Europe de l’Est, employée au noir par Madame. Ancienne prostituée, devenue riche en se mariant, Madame, que l’on ne voit pas, est au centre de toutes les conversations.

C’est autour de ces quatre personnages de domestiques que se construit la fable de « Anna et Martha », de Dea Loher, une jeune auteure allemande, une pièce mise en scène par Robert Cantarella et magistralement interprétée pour les rôles-titres par deux immenses comédiennes : Catherine Hiegel (Anna) et Catherine Ferran (Martha), ainsi que par Nicolas Maury (Meir Ludwig) et Valérie Vivier (Xana).

Vissées à leur chaise, adossées à un mur qui semble le dernier bastion solide de leur univers délabré, à côté d’un congélateur qui menace de tomber en panne, Anna et Martha attendent. Par bribes, elles déroulent leur histoire, mais aussi celle des habitants de cette maison dans laquelle elles vieillissent. Les mots jaillissent et blessent suivant la forme de rituels du souvenir et de la méchanceté, inventant parfois quelques instants d’une vie rêvée. Les deux femmes constituent un bloc soudé à deux têtes. Leur long compagnonnage a gommé toute inhibition et aboli les séparations entre les secrets de l’une et de l’autre.

Un temps brisé…
La pièce de Dea Loher évoque par son sujet « Les Bonnes » de Genêt, construite elle aussi autour des rapports entre les domestiques et leur patronne. Mais dans la pièce de Dea Loher, le regard se décale et fait écho « comme une suite à la pièce de Genêt, au sens musical du terme » précise Cantarella. Car ici, Il ne s’agit pas de tuer Madame, puisqu’elle est déjà morte et conservée dans un congélateur.

Arrimées à ce corps mort, Martha et Anna animent le temps immobilisé par leurs conversations, avec des dialogues de séries télé ou des réflexions philosophiques tout en défoulant leur hargne contre le chien ou Xana, la bonne des bonnes, taillable et corvéable à merci. Dans cet univers blafard, cette jeune femme qui se définit à la forme négative (sans papiers, sans famille, sans avenir) semble la seule à être porteuse d’avenir à la fois en raison de son âge et de sa vision idéalisée du rêve occidental. Une fois sa blouse enlevée, dans une robe en lamé et juchée sur des talons immenses, Xana s’imagine en princesse. Les moments où elle fait, dans un vocabulaire réduit, le récit de sa vie, prend la forme du conte et ce sont les seuls où la couleur apparaît dans un décor aux couleurs ternes et éclairé au néon le reste du temps.

Dans l’enchevêtrement des langues théâtrales, comme une partition musicale, passant du jeu réaliste au lyrisme, le trivial et le burlesque tressent les situations. Malgré une échappée vers des rêves d’avenir ou de voyages vers la France ou l’Italie, l’arrêt du congélateur qui contient le corps de madame et qui devrait marquer la fin de l’attente, n’ouvre pas les chaînes de tous ces gens arrimés les uns aux autres. Que faire alors de sa liberté après une vie passée sous la domination d’un autre ? Pétries par la fidélité, l’obéissance, l’attente ou le manque d’imagination, Martha et Anna restent clouées aux limites de leurs corps vieillis alors que leurs attachements sont restés intacts et ont traversé le temps.

[note_box]Anna et Martha
Texte : Dea Loher / Traduction : Laurent Muhleisen
Mise en scène : Robert Cantarella
Avec Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Nicolas Maury, Valérie Vivier
Durée : 1h 20[/note_box]

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  1. Belle plume, Bel article. D’heureux moments de théâtre grâce à l’interprétation de ces deux comédiennes magnifiques. Un texte aussi moderne que surprenant, taillé dans la dentelle.

    Isabelle / Répondre

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