À toi pour toujours, ta Marie-Lou
En France, on connaît mal Michel Tremblay. À toi pour toujours, ta Marie-Lou est une découverte. Au Québec, c’est un auteur majeur, qui de romans en pièces de théâtre a écrit une comédie humaine enracinée sur le plateau du Mont Royal à Montréal, ce qui l’apparenterait à Balzac ou Dostoïevski. Considéré désormais comme un auteur classique, son œuvre est traduite en trente-cinq langues et dans les années 60, sa première pièce, Les belles-sœurs signe la naissance du théâtre québécois contemporain. Le théâtre de Tremblay est peuplé d’une kyrielle de personnages récurrents. Ils finissent par constituer des familles à part entière qui se répondent d’une pièce à l’autre, tissent des liens, se séparent et se retrouvent.
Christian Bordeleau, – un Québécois qui vit en France depuis 1984- dans À toi pour toujours, ta Marie-Lou met en scène la famille Brassard. Maintenant la saveur de la langue québécoise, – et il faut souligner ici le travail magnifique des acteurs français qui se sont emparés de ce rythme si particulier du Français parlé au Québec – dans sa mise en scène, il fait le choix d’une scénographie dépouillée, réduite à quelques accessoires. Il rétrécit encore l’espace en imposant aux comédiens un minimum de mouvements pour donner toute sa force au texte.
Dix ans après la mort de leurs parents et de leur petit frère, dans un accident de voiture, Manon et Carmen se retrouvent dans la cuisine familiale et se souviennent de ce dernier jour. Elles ont respectivement 24 et 26 ans et font le point sur ces évènements qui ont bouleversé leur adolescence. Manon s’est réfugiée dans la religion et vit repliée dans la maison de ses parents, entourée de bondieuseries. Elle essaie de reconstruire l’histoire et revoit en boucle les différents événements.
Pour Carmen, la mort de ses parents a marqué le début de sa liberté. Elle est devenue chanteuse de country au Rodéo, un bar de la rue St Laurent à Montréal, et essaie de s’affranchir des drames qui ont jalonné son enfance. Dans une ultime tentative, elle souhaite aider sa sœur à tourner la page. Comme des fantômes, les parents restent installés dans la maison et les murs renvoient encore l’écho de leurs disputes. Remontent les souvenirs des grossesses non désirées, la brutalité et les non-dits…
« Des cellules de tu – seuls »
Les quatre personnages de À toi pour toujours, ta Marie-Lou, installés face au public, les uns à côté des autres, sont isolés dans une lumière. Dans cet espace clos et sans relief, on a l’impression de se cogner la tête contre les murs. Marie-Louise, la mère tricote. Quant à Léopold, le père, il est assis à une table de bar. Ils sont morts et ils restent figés dans cette image pour l’éternité. L’une règne sur la maison et l’autre se réfugie à la taverne.
Installés de part et d’autre de l’espace central qui représente la cuisine où se tient Manon, investissant tout l’espace par la parole, Léopold et Marie-Louise (Yves Collignon et Cécile Magnet) passant de la rosserie à la fragilité,continuent de prendre leurs filles à témoin – et le public en otage. En dehors de Carmen qui est la seule à arriver de l’extérieur et qui se déplace, les trois autres sont vissés à leur siège et ne se regardent pratiquement jamais. Léopold clame son impuissance à sortir du ghetto de sa condition sociale qui le condamne à abolir ses rêves et à juste gagner la vie de sa famille. Marie-Louise, enfermée dans le rôle de la victime, en a fait un levier pour culpabiliser son mari à tout instant. Les disputes deviennent leurs seuls moyens de communication pour dire les frustrations et la misère de gens pognés à la gorge.
Face au volontarisme de Carmen (Sophie Parel), Manon (Marie Mainchin) nous fait mal dans sa volonté d’inexistence. Le rôle de victime qu’elle endosse par fidélité à sa mère a, à son tour, quelque chose de pervers et de manipulateur. Le duo des sœurs fait écho à celui des parents. La force d’inertie et les frustrations de Marie- Louise se perpétuent chez Manon, alors que la force de vie de Léopold sous-tend les décisions de Carmen. Mais, dans l’univers dramaturgique de Tremblay, il semble difficile d’échapper à l’emprise familiale. Chez Tremblay, la famille est une cellule de « tu-seuls, ensemble », définie comme un monde à part, refermé sur lui-même. Pour ne pas oser affronter l’inconnu et secouer le petit ordre mité transmis de mère en fille, Manon se trouve condamnée à une solitude encore plus grande. Carmen se donne l’illusion d’y échapper.
À toi pour toujours, ta Marie-Lou
De Michel Tremblay
Adaptation et Mise en scène : Christian Bordeleau
Assistante : Émilie Schnitzler
Création Lumière : Christian Mazubert
Avec Yves Collignon, Cécile Magnet, Marie Mainchin, Sophie Parel
Durée: 1h20
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