Ce sont tous des enfants de l’océan, orphelins d’une mère qui ne se montrera, ni ne se nommera, jamais vraiment. Ils portent sur leurs visages les marques d’années absentes et d’épisodes de vie passés sous silence. Se rencontrant pour la première fois, ou se retrouvant des années après s’être séparés, ils resteront pourtant des étrangers, maintenus à distance les uns des autres, et aussi sans doute d’eux-mêmes.
Ils se présentent avec des signes de déchirures anciennes. La première, tenancière d’un bar new yorkais aux rideaux grinçants, le désaccord aux lèvres lorsqu’elle se met à chevroter le refrain de pluie de « Comme à Ostende » de Léo Ferré. Le deuxième, ancien marin étouffé par des cordes imaginaires oubliées en bord de jetée. Ils seront bientôt rejoints par la fille du marin, qu’il a abandonnée une quinzaine d’années plus tôt. C’est Anna Christie qui arrive dans sa robe rouge et ses collants troués, témoins de blessures qui ne se sont pas encore refermées. De nouveau si proche, et pourtant immédiatement mise à l’écart elle aussi, inscrite dans la dissonance ambiante, la cigarette mal allumée qu’elle glisse entre les mauvais doigts, la boîte d’allumettes s’échouant sur le parquet miteux et déserté du troquet où marins et épouses de marins viennent échouer.
Elle est revenue vers son père pour fuir à nouveau, mais avec lui cette fois. Elle ne dira rien de sa vie passée, sauf par fragments lacunaires : une enfance à la ferme, un séjour à l’hôpital, un poste de gouvernante, et le reste de souffrances qui se devinent à la couleur du tissu qu’elle porte. Par le brouillard qui s’installe peu à peu, Anna Christie entame une métamorphose – elle sera blanche, presque renaissante, puis noire, tragique – qui prendra des accents de rédemption et de révélation.
Brume et creux entre père et mer
Peu importe le nombre d’années – en dehors ou sur les mers, passées ou présentes. Tous gardent en eux imprimés des manques, parfois des manquements, et des expressions d’une folie et d’une fièvre funestes, qui rappellent celles d’autres histoires, empruntées au folklore populaire ou à la mythologie. Ils sont condamnés à rester au port et à attendre, ou tourmentés pour avoir balayé les fonds et s’y être perdus. En ombres, ils paraissent naître ou mourir une nouvelle fois.
L’espace inquiétant et onirique qui les noie leur est alors à la fois matrice et linceul, perforé de part en part par des apparitions et des indices de nouveaux enchaînements ou de libération espérée. Dans la brume, un second marin croit apercevoir une « sirène » dont il tombe immédiatement amoureux. Mais la lutte entre le père et l’amant d’Anna Christie devra passer par la confrontation avec ses propres épreuves.
Le texte d’Eugene O’Neill avance par creux et par omissions. D’emblée cristallisés, les quatre personnages font face aux incertitudes et au brouillard perçant d’un cinquième, figure de l’absence et du vide à laquelle la mise en scène de Jean-Louis Martinelli tente de donner lentement corps. Des horizons semblent se dessiner, mais se dépouillent et s’évident instantanément, à la mesure des silences d’Anna – Mélanie Thierry, à nouveau souillée et écorchée –, du jeune marin Burke – Stanley Weber, aux désillusions fougueuses – et du marin sans âge Chris Christopherson – Féodor Atkine, au regard brisé, incarnant au plus près « celui qui ne parvient pas à dire ». Par défaut, ils ne se saisissent ainsi jamais tout à fait, en enfants pétrifiés de drames d’une tout autre mesure.
Anna Christie
D’Eugene O’Neill, adaptation de Jean-Claude Carrière
Avec Mélanie Thierry, Féodor Atkine, Stanley Weber et Charlotte Maury-Sentier
Mise en scène de Jean-Louis Martinelli
Texte disponible à l’Arche éditeur
Au théâtre de l’Atelier à partir du 20 janvier 2015
Crédit photo: ©Pascal Victor / Artcomart
Rejoindre la Conversation →