Théâtrorama

Sur la scène du théâtre de la Bastille, les invités ne sont pas encore là que le couvert est déjà dressé tandis que deux cuisinières s’affairent à la mijote. Trois écrans diffusent les images de l’arrivée de Wallace Shawn, auteur dramatique sur le déclin, aussi bourru que barbu. Il vient en taxi, comme André Gregory, metteur en scène aussi fortuné que déplumé… ce genre de moulin à paroles que l’on cherche à tout prix à éviter, jusqu’à ce que lui et sa logorrhée finissent par nous rattraper.

Passé le temps des saluts de retrouvailles interminables – je te bise, tu me bises, on se serre la main, je me déleste de mon manteau et toi du tien –, et une première barrière théâtrale est franchie : avant de se mettre à table, les deux hommes s’équipent de micros pour les besoins de la sonorisation et montrent le script de la pièce posé près d’eux, au cas où l’un ou l’autre aurait un trou de mémoire. Leur table semble tout d’abord minimale : verres, couteaux, fourchettes, assiettes, sonnette. Elle est en réalité immense : les deux hommes ne sont pas seuls convives. Une centaine de chaises sans plateaux repas leur font face ; ce sont celles des spectateurs, oreilles grandes ouvertes, narines qui frétillent, ventres qui gargouillent à la simple vue des victuailles qui se succèdent. Notre copieux dîner avec Wallace et André durera trois heures et trente minutes montre en main. Au menu sans carte : apéro bon grelot, premier plat verbeux, second plat baveux, dessert babelair, café jacassier, cigare bavard et digestif boustifaillo-expressif.

Dîner en temps réel
Pour les deux hommes, tout est question de bouches qui s’ouvrent et de bras qui se tendent, mais pas pour les mêmes raisons. Si le premier parle tant qu’il en oublie de manger, le second mange tant qu’il en oublie de parler. Tout devient donc question de digestion et d’indigestion : à qui avalera, macèrera, voire recrachera le mieux discours et denrées. Et, dans tous les cas, l’assimilation passe par le discours hyper-direct et mime le triste et hilarant spectacle de la réalité, toutes scènes béantes.

Entre théâtreux, il s’agit donc de parler théâtre, des rôles endossés ou dépouillés et de la nécessité de tuer illusion et symboles. La conversation entre les deux hommes est une affaire d’occupation littérale de l’espace – flot et flux tiennent de l’ordinaire, mais l’échange engage vite le spectateur lui-même qui se retrouve complice. Le texte épuise les figures de l’ironie, accumulant les digressions et les non sens, ouvrant les parenthèses sur Brecht, les surréalistes, Blake ou Boulgakov pour les refermer sur des banalités.

Wallace et André : quand monsieur Antiphrase ripaille avec monsieur Pléthore… L’épreuve est exigeante mais, quitte à puiser à l’extrême dans les ressorts de l’absurde, libérer le théâtre de son effet d’attente et briser ses codes et conventions, le jeu délicieux des acteurs et leur dîner mérite largement que l’on tienne la chandelle.

 

My dinner with André
De et avec Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede
Texte : André Gregory et Wallace Shawn, d’après le scénario du film éponyme de Louis Malle (1981)
Coproduction tg STAN et de KOE / théâtre de la Bastille, Festival d’Automne à Paris et théâtre Garonne de Toulouse pour la version française
Crédit photo : Koen De Wael
Du 3 au 14 novembre au Théâtre de la Bastille 

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