Le voici qui revient, plusieurs siècles après la bataille, et sur son visage les ignominies d’une guerre, et dans ses mains le déplaisir de l’hiver. Voici le Roy Richard en personne(s), troisième du nom, la superbe abîmée, mais sa horde de fidèles serviteurs, de traîtres et de scélérats, bien au chaud dans sa besace de bossu monarque, et il se prépare à remettre le couvert.
S’il y avait eu un rideau, il se serait ouvert sur une infinité de natures mortes et d’objets étalés sur la scène comme des symboles. Mais avant cela, il y aurait eu une grande table qui aurait étendu ses huit mètres en rebord de scène, décentrée, comme si elle prenait elle-même en charge tous les hiatus à venir. Disposés sur elle, sept verres à moitié remplis pour tout couvert. Une femme, que l’on dira membre d’une famille quelconque (très proche), ou bien membre d’une troupe de théâtre (à distance), tente de faire corps avec la pièce et avec les objets qu’elle envisage sous toutes leurs coutures. À son approche, de face, de dos, de biais, en déséquilibre, le liquide des verres se teinte : un peu de rouge-sang qui indique que tout peut commencer, et que tout se jouera dans l’attention laissée aux détails.
Car dans « Roses », le banquet, concocté à grand goût de mascarade et à prompt renfort de masques interchangeables par Nathalie Béasse et ses comédiens fins prêts à mordre à pleines dents dans le lexique shakespearien, promet maints soulèvements et maints retournements de luttes dignes des plus absurdes réunions de famille. On ripaille et on s’écharpe joyeusement et dramatiquement, quelque part entre la comédie de mœurs transposée et les petites et sombres tragédies du quotidien.
Et, tout en dessous, Shakespeare
Aux « Maintenant ! » scandés depuis le public comme urgence du dire et du faire, sept comédiens trinquent avant de recracher, se déshabillent avant de se rhabiller, courent puis s’immobilisent, pénètrent et modulent un cercle tragique. Ils sont sept à faire corps et tête avec les trente-neuf personnages armés des tirades de Shakespeare : quatre hommes pour le seul Richard, trois femmes qui se partagent Marguerite, Elisabeth et la Duchesse, et la masse muette derrière eux. Sept à se demander comment sortir de ce « palpable artifice » et comment passer de la mise en abyme à la mise en situation, et inversement.
Cela viendra à travers toutes les libertés à trouver dans les entrelignes et dans le sous-texte de la pièce initiale, qui surgit par fragments. Shakespeare est partout, mais il est aussi bavard qu’invisible, en muse fantomatique, et son verbe n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il sert au prétexte de tout nouvel échange à considérer, et de tout effort de communication. La famille pseudo-royale qui s’étripe sans embarras ni discrétion à coups de petits pas de danse, de répliques en anglais et de grands silences, est une tribu tristement familière qui tente simplement mais vigoureusement de vivre ensemble.
Une multiplicité de saynètes qui ressemblent à des montages d’images collectives, de théâtre ou de cinéma, sert à construire et à déconstruire la fresque ordinaire. On se demande alors qui soufflera la réplique à l’autre, qui entamera la danse, qui sera la marionnette de qui, quels seront les futurs père, mère, enfant et tyran. Et parce qu’il reste encore en tous « un petit fond de conscience », ils s’en remettent à la force de l’incarnation, quitte à « se décoincer » complètement et à « chercher les plans » d’une carte intime.
De Nathalie Béasse
Fragments de « Richard III » de Shakespeare (trad. Jean-Michel Déprats)
Avec Sabrina Delarue, Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Béatrice Godicheau, Clément Goupille et Anne Reymann
Lumières : Natalie Gallard
Musique : Nicolas Chavet et Julien Parsy
Crédit photo: Wilfried Thierry
Au théâtre de la Bastille du 6 au 31 janvier 2015
Rejoindre la Conversation →