Les Damnés mis en scène par Ivo van Hove
Les Damnés n’épargne personne. Ni les corps, ni les discours ; ni les images, frontales, ni leurs reflets ; ni les vivants ni les morts ; ni ce qui se passe sur la scène d’Ivo van Hove, ni ce qui se devine et se poursuit hors-champ. Elle pourrait être cette pièce adaptée d’un scénario de Luchino Visconti, se dérouler dans l’Allemagne des années 1930, elle n’en trouverait pas moins des échos actuels, exploration cruelle de signes, de rapports et d’esprits déviants, exhibition à l’extrême d’ambitions, de folies et d’avilissements. Après le ciel ouvert du Palais des Papes d’Avignon, c’est l’espace clos de la salle Richelieu de la Comédie-Française qui accueille la lignée maudite des Essenbeck, resserrant encore plus le cadre jusqu’à l’asphyxie, parachevant le tableau d’un forfait général.
« Ce n’est pas une nuit comme toutes les autres », entend-on, comme un premier avertissement, après avoir été introduits – caméra en travelling multipliant les directions, n’oubliant aucune carte ni portrait – à chacun des membres de la grande et riche famille Essenbeck, propriétaire d’ateliers de sidérurgie. C’est une nuit de célébrations, qui en appellera d’autres, annonçant un crescendo infernal. On suit au millimètre les déplacements de ceux qui se parent et quittent leurs habits communs pour des costumes et des robes de luxueux cérémonial. On s’apprête à célébrer le patriarche de la famille, mais pour tout banquet et nourriture terrestre, on préfèrera des stèles et la place d’une urne collective où verser des cendres.
C’est une nuit de jeux, d’ordinaires à dangereux. On entend ici des enfants réciter des poèmes à l’Oncle Joachim, faire le pas de l’oie et de délicates courbettes, laisser la place à quelques instruments, puis là Martin, l’aîné équivoque des Essenbeck, fêter en allemand l’arrivée du printemps. Mais entre autres distractions, la scène sera aussi celle de débordements incestueux, les jeux d’enfants deviendront des jeux de pendus, et le plateau se muera vite en échiquier où tous, rois, reines, fous et cavaliers, in praesentia ou in absentia, seront des pions les uns pour les autres, à la fois maîtres et esclaves d’un système défini pour qu’ils s’éliminent tous les uns après les autres, se croisent, formulent des combinaisons sanglantes mais ne partagent jamais la même case.
C’est une nuit sans nuit, incendiaire : pleins feux et pleins phares sur une dégénérescence qui se fomente et explose en même temps. La mort elle-même devient visible par le vide qu’elle ordonne sur le damier des Damnés, à chaque fois qu’un joueur volontaire ou malgré lui est soudain abattu et manque à l’appel du rassemblement. La mort devient ardente par les tranches démentes des couteaux qui déciment les générations comme le peuple ou les soldats SA ajoutés sur grand écran, par les autodafés et les pensées non conformes au régime nazi et réduites en charbon, ou encore par les silences et la froideur de tous ces corps quasi immobiles qui se scrutent sans s’entendre, caressent leurs membres blafards, témoins mutiques ou pantins corrompus.
« Les Damnés, c’est nous ! »
Les Damnés est une exploration lente mais définitive de la perte – conforme à l’étymologie du terme « damner » –, et cette perte est autant matérielle (meurtres et préjudices causés) que spirituelle (du supplice à la déraison de tous les personnages). La pièce s’ouvre sur des festivités et l’accueil des convives à qui l’on demande de ne surtout pas être en retard et se referme sur un « Merci d’être venus » qui outrepasse les habituelles formules d’adieu. Sophie et Friedrich sont les époux en noir changeant tout « Oui » en « Non », se liant à l’instant de la mort, héros de tragédie classique qu’Ivo van Hove invite à des noces antiques. Tous deux finiront foudroyés par l’hybris, et auront avant cela assassiné ascendance et descendance.
Dehors, le Reichstag brûle, répandant de la rue jusqu’entre les murs des salles, des bureaux, des salons, ainsi qu’en chacun des membres de la famille, le brasier d’un monde qui s’éteint et le fanatisme furieux d’un autre en train de naître et de faire progresser sa gangrène. En conclusion de chaque acte, Ivo van Hove laisse un rituel macabre s’opérer, suivant ceux que l’on s’apprête à éliminer dans leur cercueil, filmant leurs cris étouffés de martyrs ou de bourreaux, s’infiltrant dans leur toute dernière respiration – par des plans fixes à la limite du soutenable – en dernier chant des condamnés. La scène devient alors tout entière un tableau de passions où le divin a achevé son règne, et où les apparentes distance et implacabilité des liens entre les êtres et les choses atteint son point d’orgue dans le crime, plaçant l’homme, antique, contemporain, à la fois principe et instrument du pouvoir et du mal.
Mise en scène : Ivo van Hove
Scénographie et lumières : Jan Versweyveld
Costumes : An D’Huys
Vidéo : Tal Yarden
Dramaturgie : Bart Van den Eynde
Avec, entre autres : Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française et les élèves de la Maîtrise des Hauts-de-Seine
Crédit Photo : Jan Versweyveld
Durée : 2h10
Spectacle créé le 6 juillet 2016 au festival d’Avignon
À la Comédie-Française en alternance Salle Richelieu du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017 (matinée 14h / soirée 20h30)
Impatient d’enfin voir la pièce, j’ai été surpris de ce mélange théâtre/cinéma qui dilue l’impact des comédiens au profit d’artifices filmés qui montrent l’emprise de l’oeuvre de Visconti sur l’esprit créatif d’Ivo van Hove. Reste maintenant à revoir le film de Visconti pour une comparaison à bâtons rompus.