By heart, de Tiago Rodrigues
By heart, c’est une scène blanche qui restera en pleine lumière. Elle pourrait représenter une page ouverte de n’importe quel ouvrage encore vierge, à remplir. Sur son plancher, onze chaises et trois cageots débordant de livres aux couvertures usées – ce genre de livres transmis de mains en mains, avec leur odeur particulière et leur goût de madeleine, qui ont déjà vécu et renferment bien d’autres histoires au-delà de celle qui y est racontée. Ce genre de livres au cœur.
La première chaise est occupée par l’acteur, auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, baigné dans sa simple « urgence de dire ». Les dix autres seront bientôt habitées par dix incarnations de cette urgence ; Tiago Rodrigues invite dix spectateurs sur scène, et les prévient d’emblée : ils auront la durée du spectacle pour apprendre un texte par cœur. Sur scène, ils ne seront pas comédiens, mais formeront un ensemble au partage d’un texte comme au partage d’un repas. Il s’agira de faire vivre le sonnet 30 de Shakespeare, et de le faire revenir au cœur.
Le prétexte, d’élémentaire, se mue en essentiel : l’auteur se souvient de sa grand-mère et de sa manie des livres. Perdant la vue, elle lui demanda au cours d’une visite quotidienne de choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur. « Not by brain, but by heart. » Parce qu’elle ne pourrait bientôt plus suivre les lignes extérieures de livres, elle voulait les inscrire et les graver en elle, leur offrir ainsi un espace propre et préservé – à la fois un lieu de survivance et de résistance –, qu’elle pourrait ouvrir à chaque instant.
« Nous sommes ce dont nous nous souvenons »
L’apprentissage par cœur est également, et surtout, un apprentissage du cœur lui-même, c’est-à-dire de ce siège des émotions, des fonctions vitales, et, de ses sources antiques, de la mémoire. Partant à la recherche du « livre définitif » pour sa grand-mère, Tiago Rodrigues déploie toutes les possibilités de l’inscription par le dire. Derrière cette quête, d’autres pages intimes deviennent des empreintes, comme ces lettres que l’auteur envoie à George Steiner, ces livres qu’un bibliothécaire de Birkenau apprenaient mot à mot, tous les poèmes d’Ossip Mandelstam que sa femme faisait réciter à des étrangers dans sa cuisine, cette parabole du livre mangé d’Ezéchiel, ou encore cet incipit de Fahrenheit 451 de Bradbury : tous attestent d’un espace intouchable et inviolable. Par la mémoire, nul livre ne peut être brûlé ni détruit.
Le sonnet 30 de Shakespeare, celui « de songes muets » et « d’or retrouvé », devient ainsi la partition se dépliant sur cette scène blanche, lieu réel d’une aile de livre et de vivre, où la main de Tiago Rodrigues dirige un chœur inédit et universel. Les dix spectateurs, soldats en résistance, récitant les vers, les accueillent dans le même temps et se nourrissent de cette nouvelle intimité, et chacun de ces vers devient alors une part d’eux-mêmes.
Mundo Perfeito Prod.
Extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, George Steiner & Joseph Brodsky
Crédit photo: Magda Bizarro
Vu au théâtre de la Bastille
Théâtre Joliette-Minoterie, du 1er au 3 décembre
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