Théâtrorama

« Plus que la joie, il y a le chemin vers la joie, et on va le faire ensemble »

Au plateau de Pippo Delbono, folie, génie, cris, exaltations et fulgurances côtoient l’éclat permanent d’une ronde douceur poétique, celle d’un enfant que l’on prend par la main, d’un public auquel on chuchote des paroles de réconfort. Si tout est dramatique, car nous sommes au théâtre, rien n’est grave, car la poésie est là, comme l’amour d’une mère qui berce, apaise et sécurise.

La Gioia, La joie, met d’abord en scène cet homme seul, sur un plateau nu, feuilles à la main, qui marche vers son public. Dans un souffle court, il pose les premiers mots. Il y a la lenteur, il y a l’effort. Une forme d’urgence, aussi. Celle de commencer vite, comme pour conjurer la peur de ce qui pourrait suivre. Ce soir-là, au Théâtre du Rond-Point, l’ambiance est intime. Au recueillement des présences humaines dans les fauteuils rouges, monte le sentiment d’une célébration. Mêlant histoires de vie et histoires de théâtre, Pippo Delbono déroule ensuite son spectacle autour de chaque personne de sa troupe, les invitant dans une danse, ou leur laissant carte blanche dans un temps-temps qui leur est dédié. Pepe Robledo, Nelson Lariccia, Gianluca Ballarè… Passant d’une époque à un pays, les tableaux s’enchaînent, les précédentes créations de la compagnie s’invitent, à travers les bribes de certains personnages. Peu à peu, des feuilles mortes recouvrent le plateau. Des vêtements, vestiges d’un temps passé. Des bateaux en papier. Et ainsi, en creux, c’est la présence de Bobo, comédien mascotte de la troupe, disparu en février 2019 dernier, qui se densifie.

« On n’a jamais vu un hiver qui ne soit devenu printemps »

Sourd, muet, microcéphale, interné dans un hôpital psychiatrique pendant plus de 45 ans dans le sud de l’Italie, Bobo a intégré la troupe de Pippo Delbono en 1996. Son arrivée a amorcé un tournant dans les créations de la compagnie, ouvrant la troupe à des personnes éloignées du monde de la scène. Dans cette veine empirique, s’est créé un protocole de création unique, une émanation collective improvisée à partir de différents matériaux : poèmes, danses, situations de vie, peintures, images… Comme un rituel implacable, Pippo Delbono se place ensuite au cœur de l’acte théâtral, circulant entre les espaces, abolissant la traditionnelle frontière scène-public. Démiurge orchestrant son univers de l’intérieur, il explore le potentiel pur de chaque situation, tirant chaque mot vers son exutoire, dans un cri devenu caractéristique de son travail, où le merveilleux sublime le grotesque. Ce langage, dont le levier d’existence a été l’arrivée d’un être singulier au sein d’une troupe de théâtre,  bouscule nos repères, nos croyances, ce que nous pensons être nos acquis de spectateurs. Chaque spectacle de Pippo Delbono est une danse, un rituel, celui d’un retour à soi, d’un dialogue ultime avec sa propre liberté et ses sensations, tant pour l’acteur, s’accueillant pleinement dans la multitude de ses facettes, que pour le spectateur. Chaque spectacle est un chemin. Il ne s’agit pas de le comprendre, car il n’y a pas de but. Le but est le chemin. 

Face à l’absence de Bobo, face à la place centrale qu’il occupait dans la troupe, comment continuer à créer, et au nom de quelle mémoire, quel héritage ? Comment faire face à la douleur, à la souffrance, quel dialogue libérateur établir entre les mondes ? La scénographie du spectacle part d’une cage de fer qui devient peu à peu montagne de fleurs, là où la joie commence à se faire. De quelle joie parle-t-on ? Le souffle dramaturgique circule entre les mondes, créé des tableaux grandioses, sublimes et généreux. Avec ses compagnons de route, Pippo Delbono pose la libération de la souffrance comme un chemin à parcourir avant le départ d’une ronde terrestre, en écho avec l’approche bouddhiste qu’il entretient depuis de nombreuses années. Nous parlons alors de la joie libératrice, celle qui advient après la transcendance de la souffrance. Celle qui accueille l’incertain, celle qui est teintée d’unité et de confiance. De même que la joie va et vient entre les êtres et les moments de vie, la lumière circule entre la scène et le public, se rallume en salle à de nombreuses reprises. Puis elle baisse, progressivement, comme passent les saisons, celles de nos êtres et de nos vies. « Donne-moi plus de lumière », demande Pippo. 

Par-delà les dimensions tangibles, revenant au point de silence et d’immobilité de l’être, Pippo Delbono ouvre avec un puissant amour cet espace cathartique qui appelle à poursuivre le dialogue avec nous-mêmes. Quelles sont nos naissances, nos morts intimes ? Quelles parts de nous-mêmes laisser aller, quelles parts pacifier, transformer ? La mort est-elle une joie, la mort est-elle une tristesse ? Une fin, ou un renouveau ? Transcendant le cycle dualiste de la naissance et de la mort, accueillant l’impermanence, on s’incline devant La Gioia, comme on s’incline devant ce qui a été, dans le filigrane d’un au-revoir. Dans l’incertitude de ce qui sera. Avec humilité. Avec joie. Car tout finit par passer. Même la vie. 

  • La Gioia
  • Une création de Pippo Delbono 
  • Avec Dolly Albertin, Gianluca Ballarè, Margherita Clemente, Pippo Delbono, Ilaria Distante, Simone Goggiano, Mario Intruglio, Nelson Lariccia, Gianni Parenti, Pepe Robledo, Zakria Safi, Grazia Spinella 
  • Avec la voix de Bobò 
  • Composition florale Thierry boutemy 
  • Musique Pippo Delbono, Antoine Bataille, Nicolas Toscano et différents auteurs 
  • Crédit photo : Luca Del Pia
  • Vu au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 20 octobre 2019
  • Du 06 au 09 octobre 2020 au TNBA à Bordeaux

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