Une société en mutation, entre un système de valeurs qui se fissure et les contours d’un nouveau monde qui se dessinent… Le texte de la dernière pièce de Tchekhov, mis en scène avec le regard neuf de Thibaut Wenger, résonne avec intensité dans le flot d’une actualité agitée.
Grandeur et décadence en quatre actes… La pièce s’ouvre sur une arrivée, comme un espoir de changements qui va s’évaporer en vin d’amertume, pour se terminer, comme un reflet inversé, sur un ultime départ. Lioubov Andréïevna Ranevskaïa revient au domaine avec sa fille âgée de 17 ans, Ania, après un séjour à Paris, censé adoucir un peu la perte de son jeune fils. Les retrouvailles avec son frère, Léonid Andréïevitch Gaïev, son autre fille, Varia, les domestiques et les amis qui forment une joyeuse tribu vivant parfois aux crochets de la famille, sont festives. Seul Lopakhine semble garder la tête sur les épaules, conscient de la gravité de la situation. L’ombre de la ruine plane sur le domaine. Seul un plan commercial pour réhabiliter la Cerisaie et la transformer en lotissements pour estivants pourrait l’éviter. Mais Lopakhine, malgré tout son argent, n’est qu’un ancien Moujik aux yeux des aristocrates qui n’acceptent pas le point de vue économique du jeune homme.
Lopakhine prévient en Cassandre, obsédé par ses affaires et soucieux de plaire à la généreuse Lioubov. Il ignore l’amour maladroit que lui porte Varia. Pendant ce temps Ania et le précepteur et éternel étudiant Profimov roucoulent en rêvant d’un monde nouveau. Les domestiques imitent les maîtres à leur niveau. Seul le vieux Firs fait montre d’une rigidité morale à toute épreuve. Le domaine resplendit de ses derniers vestiges avant de courir à sa perte, ou plutôt son rachat, marquant une séparation définitive entre deux mondes. Le changement est en marche forcée, mais l’avenir se colore de la nostalgie du passé.
Une Cerisaie dépoussiérée
Le nettoyage commence par le texte, avec une nouvelle traduction de la pièce de Tchekhov réalisée par Roumen Tchakarov. Un style régénéré qui insuffle davantage de vitalité aux dialogues. Faillite, revanche sociale, crise, vision économique… Les mots de 1904 font écho aux thématiques de 2014. Modernité renforcée par les tenues portées par certains personnages, le jean en signe d’intemporalité ; et par une scénographie qui utilise la profondeur du plateau pour effectuer les changements de décors en direct. La déconstruction du domaine et la sensation d’un monde mouvant n’en sont qu’accentuées.
Les trois premiers tableaux se situent la nuit, qui devient le moment de toutes les transgressions possibles. Les lumières d’Eric Van den Dunghen contribuent à créer un univers crépusculaire et vaporeux, achevant de plonger la scène dans une cacophonie des personnages. La direction d’acteurs pousse à la démesure, révélant une Varia, psychorigide de l’organisation, et marquant une tentative désespérée pour freiner le chaos, ou une palette de domestiques flirtant avec l’excentricité, comme l’excellente Hélène Rencurel dans le rôle de Charlotta. L’effervescence scénique frôle parfois le burlesque dans une agitation où les personnages parlent en même temps et s’expriment dans une gestuelle expansive. Une agitation qui donne ainsi plus de relief au rôle de Lopakhine évoluant au fil de la pièce, pour devenir en gradation l’incarnation du nouveau pouvoir de l’argent qui ne sait pas toujours se contrôler.
La Cerisaie
D’Anton Tchekov
Traduction : Roumen Tchakarov
Mise en scène : Thibaut Wenger
Avec Jean-Pierre Basté, Mathieu Besnard, Nina Blanc, Olivier Bolzan, Marcel Delval, Pierre Giafferi, Francine Landrain, Marie Luçon, Hélène Rencurel, Claude Shmitz, Nathanaëlle Vandersmissen, Laetitia Yalon
Crédit photo : Alice Piemme
Au Théâtre Varia jusqu’au 29 novembre, à 20h30 (mercredi à 19h30)
Durée : 2h20 sans entracte
Le spectacle sera joué du 28 au 31 janvier 2015 au Taps Scala à Strasbourg.
Je ne savais pas que la Cerisaie était poussiéreuse !…