Théâtrorama

Mais pourquoi tu chutes, papa ? 

Trois mises en scène pour trois tableaux et trois comédiens, déclinent les personnages d’une même famille, dont les trajectoires se dessinent, se suivent, ou s’achèvent. Un spectacle qui interpelle par son sens de la recherche et de la dramaturgie. Retour sur une proposition audacieuse et kaléidoscopique, en première mondiale au Festival des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières.

Quel a été le point de départ de ce projet ?

Paul Canel : Il y a deux ans, j’étais en compagnonnage avec la compagnie Emilie Valentin, et j’avais pour mission de réaliser la maquette d’un spectacle. Cette compagnie a une culture de la marionnette à gaine, ça m’intéressait de traverser la gaine, sachant qu’elle n’est pas extrêmement à la mode, trouver comment on la rend actuelle, comment on la dynamise, avec un propos qui peut parler à tous aujourd’hui. On a fait le choix de ce texte de Karl Valentin, Le pied de l’arbre de Noël, dont la rythmique correspondait bien à la gaine. Ensuite, le projet s’est créé sur deux ans. On a vite compris que Le pied de l’arbre de Noël serait la 2ème partie du tryptique. On a travaillé avec Emilie Flacher sur La terre, leur demeure. Son approche, avec les marionnettes sur table, épousait bien la dramaturgie de ce texte de Daniel Keene. Le troisième texte, La chute du père, de Noëlle Renaude, mis en scène en théâtre d’objet par Jacopo Favarelli, est venu plus tard. 

Comment se manifeste l’unité, dans le spectacle?

Paul Canel : C’est en effet l’originalité et le côté audacieux de Mais pourquoi tu chutes, papa ? : faire se réunir trois textes, trois interprètes, et trois regards de mise en scène, soit trois visions de la marionnette. Avec Emilie Flacher, on a beaucoup travaillé sur une installation en « tableaux », sur une construction un peu cinématographique du spectacle, des entrées et sorties.

Yohann Chupin: Insérer, des plans larges, avec des tailles de marionnettes différentes…

Paul Canel : L’unité graphique s’est faite avec la créatrice marionnettes, Emmeline Beaussier, et Florie Bel pour les costumes. De même, une seule et même scénographie s’ouvre, se démonte tout au long du spectacle. L’intention de départ était que chaque texte garde sa singularité, au sens de la différence. Ne pas vouloir à tout prix les relier, et faire confiance à l’invisible, à ce qui nous traverse, et qui va créer une évidence. Comment ça se réunit à un endroit, et comment on fait confiance à ce qui est en mouvement en soi. 

De quelle manière avez-vous senti ce rapport avec l’invisible au plateau, dans le processus de création?

Yohann Chupin : Avec Emilie Flacher, sur La terre, leur demeure, on s’est beaucoup documentés, grâce au travail de Raymond Depardon. Il a réalisé toute une trilogie sur les paysans, sur le monde rural. Pendant une vingtaine d’années, il revient côtoyer les mêmes fermes, avec des gens qui arrivent, des nouveaux paysans, des gens qui partent, d’autres qui décèdent. On voit très bien la différence quand il arrive et qu’il rencontre les gens, comme ils sont taiseux, méfiants, comme la parole n’est pas là, ou alors juste des petits regards, des petits gestes. Il arrive à débloquer la situation de façon très naturelle et très subtile, mais ça reste très concret. La parole n’arrive pas là par hasard, ce sont des choses qui se disent ou qui ne se disent pas, qui se taisent. Avec Emilie Flacher, on a beaucoup travaillé sur le concret du texte. En tant que directrice d’acteur, elle nous a fait mettre en jeu, passer par le corps pour vivre les scènes en tant qu’interprètes, pour ensuite, amener cette énergie à l’objet marionnettique. C’était « être au service du texte », c’est en ça que l’on travaille sur ce qui n’est pas dit, mais qui est là. 

C’est-à-dire… ?

Angèle Gilliard : Les silences disent beaucoup, les silences parlent, dans ce monde-là. 

Yohann Chupin, Paul et moi, nous avons des origines paysannes, et elles ont été déterminantes dans le choix de ce texte de Daniel Keene. Emilie Flacher nous a mené à  « aller convoquer les ancêtres », les grands-parents, les oncles et tantes, pour être dans quelque chose de très concret, très familier, quelque chose qui nous traversait, et d’ailleurs, qui était assez impressionnant. Parce que sur ce texte-là, la tentation du poétique est forte, et comment revenir au concret. Il y a de la poésie qui s’en échappe, malgré nous. C’était détricoter le poème, pour ne pas faire de la poésie, mais plutôt parler comme ma grand-mère parle, comme le grand-père de Yohann parlait. Par rapport à l’invisible, c’est ce que ça m’évoque, comment on a été traversés par nos histoires familiales pendant la création. 

Comment la figure du père est apparue sur ce projet ? 

Paul Canel : Au départ, je n’ai pas compris qu’on allait parler du père. Mais il se trouve qu’à l’amorce de la création de ce spectacle, mon père est décédé. Je pense que c’est une histoire de la rencontre avec mon propre père, qui tout à coup venait se sublimer, au travers d’un spectacle. C’est quand on a créé le dernier volet, La chute du père, que j’ai compris. C’est en ça que je dis qu’il y a des courants un peu invisibles qui nous traversent. En marionnette, ça travaille en-dessous, là où le vivant traverse l’objet. C’est un dialogue qui s’installe. 

Un dialogue également temporel, car tous les tableaux n’ont pas la même durée…

Paul Canel : Le premier volet se passe en huit jours. Le deuxième volet en une journée, et le troisième en quelques minutes. En effet, il y a une accélération du temps, dans ce spectacle, les textes sont de plus en plus courts, la rythmique s’accélère, et tout se déconstruit. On passe d’un enjeu dramatique fort dans le premier volet, avec un enjeu dramatique qui pourrait paraître moindre dans le second, mais qui parle d’une situation sociale et de rapports sociaux particulièrement ardus, par le biais de la farce, car on saisit les mots de Karl Valentin dans cet humour. Le dernier volet, dans ce qui pourrait paraître une absurdité, un humour aussi décapant et grinçant, a été créé comme un feu d’artifice, qui va jusqu’à la chute, et qui ouvre peut-être sur un espoir, plutôt que sur un profond désespoir. Ce texte était comme une apothéose.

En quoi cette fin ouvre-t-elle un espoir? 

Yohann Chupin : Chaque personne de la famille, à partir de ce moment-là, va prendre en main son destin. Que ce soit la petite fille, qui fugue et retrouve son chien qui a disparu, la mère qui va se retrouver femme, et non plus seulement mère et épouse, malgré le drame de son mari qui a disparu, et de son fils qui meurt à côté d’elle, et ce père qui va se retrouver « homme », enfin libre, comme il le dit… 

Paul Canel : C’est le nom de la compagnie. Cette dimension d’être au présent, d’accueillir les présents quels qu’ils soient. Et ils sont nombreux parfois.

  • Mais pourquoi tu chutes, papa ? 
  • Direction artistique : Paul Canel
  • Mise en scène : Emilie Flacher, Emilie Valantin, Jacopo Favarelli
  • Comédiens, marionnettistes : Paul Canel, Yohann Chupin, Angèle Gilliard
  • Création du décor : Compagnie Emilie Valantin
  • Accessoires : Solange Nourigat
  • Construction marionnettes : Emmeline Beaussier
  • Costumes marionnettes : Florie Bel
  • Création lumière, habillage sonore, régie : Raphaël Boussarie
  • Photo : Raphaël Boussarie
  • Vu au Festival mondial des théâtres de marionnettes – Charleville-Mézières
  • Mise en scène : Emilie Flacher, Emilie Valantin, Jacopo Favarelli

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