Festival Off d’Avignon – Le Mois de Marie, précédé de L’Imitateur de Thomas Bernhard
Thomas Bernhard – Au mieux : deux poupées de Bavière, le faciès à l’étroit dans leur châle noir, la poitrine serrée par une longue robe rouge. Au pire : deux cloches propres et figurées, surplombant le décor en carton mais au charme tout bucolique d’un petit coin de campagne ombragé. De jambes, point. De notes piquantes sur le bout de la langue, plein. Entre l’église et le cimetière, les deux fieffées mémés de Thomas Bernhard font passer le temps comme elles le peuvent, s’inquiétant moins des variations climatiques et des nuages qui grognent au-dessus d’elles que des évolutions qui ébranleront bientôt leur micro-monde.
Durant une trentaine de minutes aussi courtes qu’acides, deux femmes papotent et échangent autour de considérations plus ou moins banales à plus ou moins existentielles, pestant entre deux potins de village contre un nouveau mal qui les guette : l’arrivée d’étrangers dans leurs si paisibles contrées. On pourrait, aux premiers instants, leur donner le bon Dieu sans confession. On pourrait aussi se moquer gentiment de leurs bouilles improbables et de leurs mimiques et attitudes encloisonnées dans un décor minimal.
Bustes hypertrophiés et bougeant au ralenti dans un espace réduit, elles ressemblent à deux icônes pleines de disgrâce, se signant entre deux proverbes et trois lieux communs. « Il s’arrête pas, le temps, c’est comme ça ! », note la première. « Quand c’est le moment que ça se finisse, faut que ça se finisse, la vie ! », renchérit la seconde. Rien ne bien méchant, quoi que pas très réjouissant. Mais la conversation glisse soudain franchement, rendant la parole aussi laborieuse et âcre que le geste est burlesque. Car ces deux frontons d’église passent sans crier gare du simple bavardage à un bien sombre commérage, puis à un soupçonneux espionnage. Elles scrutent, épient et fouinent à distance et à tout-va.
Au premier cocorico du coq unique, au premier son de clocher annonçant l’office, au premier coup de pelle du fossoyeur, le discours se délie pour laisser exploser toute la haine qu’elles ne semblaient plus pouvoir contenir sous leur tissu noir. D’anecdotique, l’échange se meut en catégorique, sous le prétexte d’un fait divers qui fait cruellement éclater les marottes les plus atroces de ces deux bigotes. Monsieur Geissrathner a été fauché à vélo par un conducteur qui a la mauvaise idée d’être turc. Il n’en faut pas plus pour réveiller ressentiment et colère dans les chaumières. « Turcs ou Yougoslaves, eux qui traînent tout le temps, on devrait tous les enfermer ! », déblatèrent-elles à l’unisson.
Thomas Bernhard – Farce et dramuscule
Au sommet de leur microcosme, perchés et emprisonnés dans leur maquette comme dans leur verve, Frédéric Garbe et Gilbert Traïna prennent un malin plaisir à jouer les vilaines bêtes à bon Dieu. Fonctionnant en doublon, gestes et propos interchangeables, ils enchaînent pensées xénophobes et menues phobies ordinaires, suivant la lettre aiguisée de Thomas Bernhard. Aucune issue à cette critique sociale acerbe, qui prépare inéluctablement le champ des horreurs que connaîtra l’Europe en cette veille de Seconde Guerre mondiale, face à la montée des nationalismes. Planquant peu longtemps le drame sous la farce, oscillant entre comique de répétition et comique de situation, ces deux vieilles dames ne font que creuser bien profondément leur trou et le gouffre symbolique et référentiel dans lequel un monde invisible autour d’elles s’apprête à plonger.
Ce mois dédié à la Vierge compte donc en réalité consciencieusement les jours qui le préparent à son propre cachot, intelligemment amenés par Frédéric Garbe à travers la mise en scène d’un autre drame de l’auteur autrichien, L’Imitateur, livré en guise d’introduction. Un homme incarné par Pascal Rozand, costume tyrolien et sourire narquois qui ne le quitte pas, dans un face à face faussement complice avec le public et l’image, fait dérouler des clichés de ses voyages en Europe centrale. Aux plats traditionnels et autres étendues de fleurs répondent bientôt des vallées de pierre froide et de cercueils sous terre, accumulant sans ordre des photographies et des histoires de morts sordides sous couvert d’humour grinçant.
Et l’on rit de ces confrontations Impromptues, de cette ironie effarante et de cette folie latente, comme l’on rira bientôt des deux vieilles à la dentelle amère qui sortiront fiel et têtes de leur maquette. Car ce que l’une et l’autre renvoient possède l’absurdité tragique d’une époque que l’on voudrait et que l’on croirait fermement révolue. Mais elles nous montrent, par la sagacité du discours et l’inventivité du dispositif en place, que le tableau a un vernis tristement tenace.
Le Mois de Marie, précédé de l’Imitateur
De Thomas Bernhard – Traductions Claude Porcell (Arche) pour Le Mois de Marie et Jean-Claude Héméry (Gallimard) pour L’Imitateur
Mise en scène : Frédéric Garbe
Avec Frédéric Garbe, Pascal Rozand, Gilbert Traïna
Décor : Olivier Arnaud
Construction structure : Ateliers Sud Side
Costume : Nina Langhammer, Virginie Breger
Son : Mathieu Hours
Régie : Mathieu L’Haridon
Crédit Photo : L’Autre Compagnie
Au théâtre des Halles du 6 au 28 juillet à 16h30 (relâche les 11, 18 et 25)
Durée : 55 minutes
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