Festival OFF d’Avignon – Talking Heads II
Talking Heads II – Ces moulins à paroles-là, si on les cherche bien, on pourrait les trouver un peu partout. Même dans les endroits les plus incongrus. D’ailleurs, tout ce qui sort de l’ordinaire, ces joyeux bouts de bonnes femmes l’affectionnent tout particulièrement. La première a un penchant immodéré pour son pédicure qui se prend pour un thérapeute tandis que la seconde passe ses journées la tête dans les haies qui bordent son pavillon de banlieue. Voilà le tableau. Banales, pas si banales, ces Talking Heads !
Et c’est là où le bât pourrait justement les blesser sans en avoir l’air : à force de s’emberlificoter les pieds dans les talons et les mains dans les buissons, les deux Anglaises d’Alan Bennett en oublieraient presque le bon sens du quotidien, ou le bon bout de leur raison, c’est selon. Une chose est cependant certaine : en intérieur comme en extérieur, leurs petites péripéties n’ont d’égal que la truculence dont elles usent pour les raconter.
Côté talons, meet Miss Fozzard, la naïveté toujours un peu à cent lieues de ses pompes. Pimpante comme si c’était tous les jours dimanche, la garde-robe aussi colorée que la carnation de ses joues, on pourrait la croire guillerette du matin jusqu’au soir, si elle n’avait pas l’air aussi pincée. Miss Fozzard, sans rapport aucun ou presque, adore parler des autres et les escarpins qui affinent les pieds. Sa devise, qu’elle emprunte à Mr Dunderdale, son nouveau pédicure, elle nous la livre d’un ton : « bons pieds, bonne condition ». Elle vit avec son frère Bernard, qu’une attaque cérébrale a cloué à son fauteuil, en plus de lui avoir cloué le clapet. Tout irait très bien pour elle sans ce défaut de langage et sans de menus soucis du quotidien, qu’elle situe sans s’en rendre compte quelque part entre son cœur et la voûte de ses pieds.
Côté buissons, meet Mrs Horrock, les lunettes toujours collées aux mirettes. Dans son tablier de jardinière, le bonnet un tantinet grisonnant, on pourrait la croire timide si elle n’avait pas l’oreille aussi curieuse. Mrs Horrock, sans rapport aucun ou presque, adore écouter les autres et les sécateurs qui lui poussent aux bouts des doigts. Sa manie : s’occuper de tailler les haies et d’épousseter chaque feuille avec la minutie d’un médecin légiste. Elle vit avec son mari Henry. Mais en fait, elle vit surtout sans lui. Alors elle fait passer le temps entre laurier et aubépine, puis bientôt entre l’hospice dans lequel elle travaille et Jane, sa nouvelle et seule amie qui a écopé de deux ans de prison après avoir assassiné son mari violent. Tout irait très bien pour elle sans cette triste solitude qu’elle s’efforce de cacher derrière son mètre de buisson.
Chronique tout en légèreté de la gravité de la société
Il fallait s’y attendre : ces deux femmes, choisies parmi toute une galerie de représentants de la classe moyenne anglaise qu’Alan Bennett a croquée pour la BBC, valent leur pesant d’humour grinçant. Emmanuelle Rozès et Bénédicte Jacquard se plaisent et régalent, autant à l’aise dans les bottes de l’une que dans les gants de l’autre. Sous la direction de Claude Bonin, elles manient ce type de langage qui « bombarde de balles dans toutes les directions », et elles font passer le moindre drame comme du petit lait – pourvu qu’il s’accompagne d’une tasse de thé anglais.
À leur langue aussi aiguisée qu’une paire de talons aiguilles ou de ciseaux, découverte d’un cadavre, commentaires sexistes de bureau, crimes conjugaux, sadomasochisme et autres escroqueries sonneraient presque comme des expériences aussi cocasses les unes que les autres. Ce qu’elles nous livrent sans concession, ce sont les leurs confidences autant que le témoignage sur les travers de la société dans laquelle elles vivent, finalement et fatalement bien plus cloisonnée qu’elles. Car Alan Bennett sait leur donner toute la liberté du mot bien trouvé – celui qui trouble et tranche sans préavis – et toute l’acuité de l’innocence.
Femme avec pédicure / Nuits dans les jardins d’Espagne, d’Alan Bennett
Adaptation : Jean Marie Besset
Actes Sud-Papiers (titre générique : « Moulins à paroles II »)
Mise en scène : Claude Bonin
Interprétation : Emmanuelle Rozès, Bénédicte Jacquard
Crédit Photo : Pierre François
Au Théâtre des Corps Saints du 7 au 30 juillet à 14h05 (relâches les 11 et 25 juillet)
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