Les corps sont dessinés au fusain. Leurs lignes tombent, verticales et pures, au milieu d’un décor qui a le violoncelle pour modèle : la discrétion des courbes, le caractère massif du volume, la hauteur des chutes. La poésie du timbre. Les gestes des comédiens sont concis, leur action est dense. La lumière, superbe, ramasse le tout au creux d’une scène faite alcôve. Le texte d’Albert Camus, acteur centrale et incontesté de la pièce, résonne dans la salle. Ô combien juste, mise en scène.
Le pari était risqué : Régis Flores choisit de monter sur pieds, et de faire de lui un géant, le texte de Camus. A l’heure où le public est submergé par l’actualité sans cesse renouvelée – et vraiment brûlante – des thèmes de la pièce, il relève pourtant le défi. Du chaud sur du chaud a la vertu de la fraîcheur et de l’apaisement : il faut entendre ce texte se dit-on à la sortie, et il nous apparaît comme une urgente et nécessaire évidence.
Ce sont cinq terroristes en 1905, dans la ville de Moscou. Ils sont réunis chez l’un d’entre eux pour une des dernières entrevues avant l’attentat, préparé de longue date, contre l’archiduc, du tsar. Il est pour eux symbole avant que d’être homme, représentant d’une société injuste et de privilèges révoltants. Les derniers préparatifs sont accomplis ; les dernières paroles, les dernières pensées aussi : ce sont elles qui vont se livrer à nous pendant une heure et demi. C’est la réflexion de quatre hommes et d’une femme à la veille d’un acte sans retour : ôter la vie à un homme, et donner la sienne, pour l’avènement d’un Idéal.
L’urgente nécessité de ces Justes
Curieux accents, n’est-ce pas ? Et dangereuses perspectives ? Certes. Et c’est pour cela que ce spectacle est d’une urgente nécessité. Il nourrit l’opinion d’une richesse de réflexion trop rare, il dénude les amalgames, il apprend la compassion en même que le refus de la concession. Albert Camus est trop bon, trop beau et trop vrai pour qu’on puisse ne pas l’aimer. Tout ce qu’il dit sort d’un cœur broyé par la complexité du monde, au prise avec les atrocités qui le constituent et l’amour inévitable et infini qu’il a pour lui. Nul angélisme, pas de foi aveugle (c’est ce qui lui a valu de se retrouver banni par ses pairs). L’œuvre d’Albert Camus, s’adresse aux assoiffés d’Humanité, de celle qui s’écrit avec un grand « H » et qui ne lâche pas l’espoir au milieu de ses tragédies.
La mise en scène et la direction d’acteurs prennent le parti d’un réalisme proche du naturalisme. Ce n’est pas sans effrayer : au commencement, l’on se demande quel théâtre est celui-là, qui semble avoir plus de cent ans et n’a rien à faire sur les planches du XXIème siècle. Puis l’on comprend : du drame on passe à la tragédie, et la modernité du parti pris se fait jour. Les acteurs ont la force de la discrétion : lumineuses présences et virtuosité dans la simplicité. Seuls les intermèdes, peut-être un peu artificiels, nous questionnent ; et l’on aimerait entendre plus le violoncelle caché en fond, le violoncelle aux accents si justes… Réfléchir sans cesse, et être ému par l’objet de sa réflexion ; être ému au plus profond de son cœur d’humain, et ne jamais oublier de réfléchir. Merci Régis Flores, pour la leçon.
Les Justes
Texte d’Albert Camus
Mise en scène de Régis Florès
Avec Flore Vannier-Moreau, Mathilde Banderly, Pierre Benoist, Régis Florès, Damien Reynal, Olivier Robert, Jérémy Sanaghéal, et Gwendoline Démont, violoncelliste
Création des costumes : Mélaine de la Pinta
Vu dans le cadre du Festival Off d’Avignon
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