Les quatre mouvements de Trisha Brown rassemblés sur la scène du Théâtre national de Chaillot sont quatre lignes de synthèse, quatre fils ayant brodé le dense et méticuleux tissage de toute son œuvre. Elles appellent des gestes simples et suffisants de corps, de « Solo Olos » (1976) à « Rogues » (2011) en passant par « Son of Gone Fishin’ » (1981), qui obtiennent la réponse accidentée du temps, à travers « PRESENT TENSE » (2003).
« Au moment d’inventer, il y a une pensée, un motif, un message envoyé, et le corps s’emballe dans l’action. À la seconde du faire, il y a la même seconde de savoir et, à cette seconde-là, la décision est prise de poursuivre ou d’essayer à nouveau. » La danse de Trisha Brown est une étude, le passage dans l’air d’un mouvement qui se dégage et qui se délivre : ce que le corps réplique au premier (et presque simultané) impact de l’esprit. Elle porte entière la trace d’une mémoire, souvenir ou retour dans l’ici et le maintenant, déjà créée ou à recréer, inscrite au croisement même de l’union et de la continuité entre ce corps et cet esprit.
Souvent, le geste est enveloppant et recueilli, aérien et soufflé comme un langage de plume – c’est le quintette blanc de « Solo Olos », à la fois synchrone et totalement indépendant. Puis il se formule par reflets fidèles et infidèles, mû par une tension sous-jacente – c’est le sextuor festif de « Son of Gone Fishin’ », un rendez-vous simple et amical près d’un arbre encore supposé, fait d’assemblages quasi nonchalants et pourtant primordiaux. Ce geste-là n’atteint jamais la limite qui pourrait être la sienne ; il est à la fois toujours lisière et esquisse de lui-même, mais également toujours exclusif et accompli, car il n’est que la répétition essentielle en acte d’un autre geste déjà établi en pensée. En ce sens, la danse de Trisha Brown est tant une élaboration qu’un achèvement.
Balance et retournement

C’est une grammaire corporelle multiple et cohérente, fonctionnant par agencements et par additions successives. Qu’ils soient deux danseurs (comme dans « Rogues ») ou qu’ils forment un groupe (jusqu’à sept dans « PRESENT TENSE »), les corps ne s’affrontent jamais mais poursuivent l’élan initié, aussi minimal soit-il. Les corps, au heurt, sont à peine saisis sans pour autant que la ligne ne s’en trouve bouleversée, et, pour que le jeu d’équilibre puisse s’établir, il appartient alors aux premiers qui surprennent, ou aux seconds qui sont surpris, de lancer et de relancer le geste. Suit alors un entrelacement qui impose à chaque fois un renversement : là où « Solo Olos » proposait le débordement, « to spill », et l’inversion, « to reverse », « Rogues » est un trait d’écriture élémentaire dans lequel deux danseurs captent et dévient légèrement leurs gestes, transformant toute contrainte initiale en nouvelle possibilité.
La reprise, pierre fondatrice de la chorégraphe, se cherche précisément dans ces mouvements épurés et originaires – corps en balance, corps pliés ou membres étirés, chassés et pivots. Ces mouvements sont ceux du quotidien répétés dans une fausse ronde, comme si le geste réfléchissait sur lui-même en permanence, jamais stabilisé et toujours redéfini. Naît une impression de suspension qui serait presque une rupture. Ce sont ici les expressions du paradoxe de la danse de Trisha Brown : un dialogue ininterrompu entre le geste simple et sa forme complexe, entre le mouvement et son interruption, entre la ligne et les angles.
Dans la chronologie présentée, « PRESENT TENSE » semble alors être une résolution. La pièce fait se succéder des tableaux vivants et colorés devant un décor sommaire et abstrait – on y reconnaît un ciel, un parterre d’herbe et le périmètre d’une maison. Les danseurs, acrobates, figurines articulées et accidentées, sont des instruments à l’aiguille tintant de John Cage. Chemin tournant, si les corps s’entrechoquent et deviennent eux-mêmes des risques, la fluidité ne s’est pas rompue, mais ses indices se trouvent désormais aussi dans les coins où des corps rapides apparaissent et disparaissent, presque imperceptibles. C’est le signe incontestable d’une liberté : un corps qui répond à l’imprévu et qui réinvente et se réinvente sans cesse.
Solo Olos (1976) – pièce pour 5 danseurs
Son of Gone Fishin’ (1981) – pièce pour 6 danseurs
Musique : Robert Ashley / Lumières : John Torres / Costumes : Judith Shea
Rogues (2011) – pièce pour 2 danseurs
Musique : Alvin Curran / Lumières : John Torres / Costumes : Kaye Voyce
PRESENT TENSE (2003) – pièce pour 7 danseurs
Conception visuelle et scénographie : Elizabeth Murray / Musique originale : John Cage / Lumières : Jennifer Tipton / Réinterprétation des costumes : Elizabeth Cannon
Crédits Photos : Ian Douglas pour « Son of Gone Fishin’ » / Nan Melville pour « PRESENT TENSE »
Au Théâtre national de Chaillot du 4 au 13 novembre 2015
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