Prière de ne pas détruire
Huit musées européens, cinq artistes sélectionnés par cinq structures de danse, 2 ans de dialogue à la croisée des arts. Baptisé « Dancing Museums », ce projet ambitieux fait voyager, de juin 2015 à mai 2017, danseurs et expressions artistiques à travers l’Europe où il fait escale dans les villes partenaires le temps de résidences, séminaires et performances in situ. Courant mars, c’est en France que l’échange a élu domicile, au MAC / VAL pour une rencontre internationale et au musée du Louvre, où Tatiana Julien, accompagnée de danseurs professionnels et amateurs, a réveillé la pierre des antiquités orientales sous les yeux des visiteurs.
« Prière de ne pas détruire » : la demande est simple. Elle s’adresse à la personne comme à l’esprit du lieu ; à celui qui regarde comme à celui qui est regardé. C’est un appel lancé au ciel et au sol, aux corps de chair et aux corps de pierre. Ici, une dizaine de danseurs pénètrent dans l’harmonie des formes. Arcs, lignes et triangles – plus loin, pyramide et cercles. Ils parlent, ils chantent, ils chuchotent. Ils finissent par entrer dans le silence, confiant à leurs seuls gestes le secret d’une longue litanie muette. Puisqu’ils ne peuvent pénétrer dans les œuvres, ils se laissent alors pénétrer par elles, « corps traversés », « corps réceptacles », à la fois contenants et refuges. Ils portent désormais en eux la présence et la mémoire de l’espace.
« Prière de ne pas détruire »… « jusqu’à trouver sa place ». Ici, le département des Antiquités orientales du musée du Louvre, quelques salles qu’ils parcourent de façon « circulaire », comme le crie l’un d’entre eux avant de se lancer dans la course. La Mésopotamie et ses vestiges, éloignés de quelques millénaires, pris dans un cercle s’ouvrant, se dessinant, puis se refermant, ne sont plus qu’à quelques pas de distance. Ou à quelques ailes : tous dansent en électrons libres, se fixent et provoquent le mouvement du monde dans une agitation essentielle. Ils empruntent au cœur vibrant du monde et des œuvres pour devenir œuvres eux-mêmes, en orbite autour d’elles, les scrutant et les perçant pour se tenir auprès d’elles. Ils s’y reposent, s’y couchent, « construisent leur existence à partir de l’existence des pierres ».
« Prière de ne pas détruire » et, derrière cela : « secouer le ciel avec la danse ». Prendre à l’intemporel et à l’impalpable, prendre au ciel son souffle – lui adresser une invocation orale, dansée et écrite. Les danseurs convoquent alors d’autres artistes, Nietzsche plaidant pour le « règne du créateur » et, plus loin, Camus réclamant à l’obtention de son Prix Nobel de former « une arche d’alliance entre tous les hommes » pour « empêcher que le monde se défasse ».
Prière de créer
Conçue comme un voyage par la danseuse et chorégraphe Tatiana Julien, la marche est à la fois personnelle et initiatique, et commune et participative. Danseurs et visiteurs constituent le centre et les ondes concentriques du projet, l’originant et le nourrissant pour que ne cessent de s’y déployer de nouveaux cercles. En artistes de pierre ou de chair, en « corps-objets d’une exposition vivante », tous sont appelés à être enfants, héritiers et géniteurs à leur tour. Et tous demandent à être non seulement regardés – qu’ils soient astre d’or comme la danseuse britannique Lucy Suggate en ouverture et en fermeture de l’odyssée, ou qu’ils forment des solo et duo en satellites noirs comme Tatiana Julien et l’Italien Fabio Novembrini –, mais aussi à être écoutés.
Puisque le lieu choisi est un seuil, une Porte ancestrale, les danseurs en sont l’âme et la voix rassemblées, conviant au voyage comme à un cérémonial. Ce sont les témoins d’un monde soumis à la menace de sa propre décomposition et d’objets « pouvant tomber en morceaux ». « Nous sommes une civilisation de dieux déchus », dit l’un parcourant le sol à genoux. Mais : « Je suis ici et partout à la fois », dit l’autre avant de se relever et de se fondre à nouveau tout entier dans son geste et dans la musique qui reprend.
Cette musique, « healing force of the universe » clament-ils en chœur finalement, est classique et contemporaine – elle mène à des notes lyriques, puis d’électro, jusqu’à Radiohead. Elle est à l’image de l’entreprise collective : elle « résiste à l’épreuve du temps ». Guérissant et rapiéçant, circulant à travers l’histoire de l’art et la mémoire du monde, elle en apaise et en retient la matière vive.
Déambulation chorégraphique au département des Antiquités orientales du musée du Louvre (le 18 mars 2016 de 19h à 21h30)
De et avec Tatiana Julien (France), accompagnée de Fabio Novembrini (Italie), Connor Schumacher (Pays-Bas), Juan Dante Murillo (Autriche), Lucy Suggate (Angleterre) et des danseurs amateurs
Suivie d’une rencontre internationale au MAC / VAL intitulée « Corps collectif : abolir les frontières entre spectateur et créateur » (le 19 mars 2016 de 14h à 16h)
4e résidence « Dancing Museums », projet de coopération européenne, du 7 au 19 mars 2016 à la Briqueterie / CDC du Val-de-Marne
Crédit Photo D.R.
Tous les renseignements sur les partenaires du projet, les différents lieux de résidence et le calendrier des happenings sur le site de Dancing Museums
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