Théâtrorama

Elle naît du tissu d’un autre siècle, une dentelle sombre. Suspendue et nue, elle tombe bientôt. « Invisible habitant l’invisible », elle cherche les yeux fermés une source de lumière, se plaçant toujours du côté où cela resplendit, pour tendre les mains vers cette « ignorance » intimée par la poésie de Philippe Jaccottet. Elle traverse des sentiers parsemés de pierres mourantes et de ruines à venir, où elle dit se perdre par nécessité.

Des cloisons s’élèvent sous des bruits stridents. Au plafond, quelques chaises ont remplacé les anciens trônes de fantômes déchus. Un corps de femme passe, spectral lui aussi, sondant les distances d’un espace familier, privilégiant les diagonales et leurs angles, les courses rondes et ce qui reste de lueurs. Ses pas pourraient être des ombres avant de venir s’affirmer en empreintes – partout où elle va, sa danse imprime et retient fermement une mémoire.

Car les lieux de Tatiana Julien sont préexistants. Il convient à ceux qui passent, à toutes ces ombres et à toutes ces empreintes, de venir s’y loger et se s’inscrire en eux. Les formes à donner, s’ajoutant aux marques de règnes initiaux, germent de souffles autant que de gestes, taisent les époques et les signes d’événements pour ne s’intéresser qu’aux nouvelles présences. À l’aveugle, une chair de plume, faite d’air et de « vide de lumière », s’occupe de « réparer l’espace » ; la figure qui erre, enfant, puis mère privée de la vue, est témoin de déchirures passées, mais elle devient tremblante au tissage qui se refait, comme à l’œuvre à réincarner.

Sous le signe d’une « autre naissance »
La pièce – peut-être une chambre – est l’endroit d’un cri contenu et souffrant. La passante qui s’y arrête, chignon serré, chemisier et jupe sans âge, rejoint dans ses mouvements les vides et les pleins d’une grille intérieure, progresse sur la fragilité d’une ligne (un sol, ce poème, ce simple vers) transposée à la verticale. Lorsqu’elle se met à danser, ses pas notent les tentations du recul et stigmatisent les chutes, calquent les peurs et les moments d’angoisses passés, présents et futurs. La dentelle qui la retient au ciel est ce « voile du temps » étranglé et poétique : c’est de lui, pourtant, qu’un cycle renaît soudain.

C’est le tout début d’un jour et l’éternité d’un silence. Quand elle quitte ses vieux tissus, l’errante cloisonnée trouve une peau diaphane, ou l’habit et le bandeau noirs d’une déesse de la mort. Quand elle se met à parler, c’est avec des « clous dans la gorge », les cailloux des prophètes cherchant « l’envers des mots ». Tout geste devra alors se contenter d’être une esquisse, et tout espace sera d’emblée privé d’horizon : l’ici, faux refuge, ne s’habitera jamais vraiment, et l’ailleurs s’appréhendera dans une course impossible.

La danse de Tatiana Julien, tour à tour macabre et passionnée, interroge la solitude et les manques à réinvestir de présences. S’appuyant sur les œuvres d’Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet ou encore Samuel Beckett, elle est à la fois une quête de sens et une lutte contre l’oubli. Maudite mais vierge, aux traces évanescentes, la terre sur laquelle elle évolue se redécouvre par ses recoins pour mieux dévoiler les visages, réels ou imaginaires, encore baignés de lumière et de vie.

Ruines, chorégraphié et interprété par Tatiana Julien
Conception, mise en scène et dramaturgie : Tatiana Julien et Marine de Missolz
Composition musicale : Pedro Garcia-Velasquez
Lumières : Sébastien Lefèbvre
Production C’Interscribo
Crédit photo : Nina Flore Hernandez
Résidence de création à l’Atelier de Paris – Carolyn Carlson
Les 6 et 7 février 2015 à l’Atelier de Paris dans le cadre du festival Faits d’Hiver puis en tournée

 

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