La trajectoire d’Alexandra Bachzetsis n’est pas un chemin de traverse mais un chemin traversant : sur une scène maculée qui pourrait être une page – ou une toile – encore vierge avant toute création, « From A to B via C » n’est ni un raccourci d’un point à un autre, ni le marquage au sol d’une ligne tranquille et directe. Tout ordre annonce son propre bouleversement ; le plan est amené à se réfléchir lui-même et à réfléchir sur lui-même, comme les visages et les corps, le langage et les mouvements.
Les premiers pas d’Alexandra Bachzetsis, Anne Pajunen et Gabriel Schenker sont des mouvements de langue, un verbe qui s’articule en codes depuis trois micros disposés à l’avant-scène et jeté à l’assistance. C’est déjà un dévoilement. En lisant, en parlant, les danseurs détachent et envoient voler les pages d’un livre commun et collectif, une sorte de manuel ou d’aide-mémoire personnel. Une ligne de conduite bientôt brouillée. Les trois danseurs effeuillent et s’effeuillent : ce qu’ils disent ne parle que d’eux seuls, mélangeant les pronoms d’un « nous » vers un « je ». Les premiers chemins s’esquissent ainsi, du langage au sujet en passant par la page, puis du premier corps qui parle au deuxième en passant par le troisième. L’un dit, en puissance : « It’s going to be you and me together alone. » Et tous répondent, en acte, par la nécessité de se concentrer et répéter, de reprendre et faire se télescoper les mots, de mettre en marche et revenir sur son propre mouvement pour une mise à l’épreuve permanente.
La scène blanche devient alors une salle d’échauffement et de mécanisme de corps. Le corps parlant, qui est déjà un corps agissant, se montre tout d’abord en athlète dans une tenue rose qui s’approprie les gestes d’un sportif réduits a minima : prises d’élan, entraînement d’aérobic et divers autres processus convenus. Il se renvoie une balle imaginaire tandis que défilent lettres et chiffres, aiguilles et tempo, dans l’ordre, puis dans le désordre. L’athlète se meut ensuite en danseur au costume couleur chair, combinant parole et geste. En disant, en exécutant, il imprime à chaque fois son action un peu plus en profondeur, tout en s’appropriant une variation classique à réaliser en solo, en duo puis en trio : « balancé à gauche, à droite, quatrième position en dehors, pas de basque, tombé, pas de bourrée… ». Le mouvement qui est en train de s’apprendre est tout entier ligne et cercle, simple et répétitif.
Détournement et confrontations
« From A to B via C » est un jeu permanent de confrontations qui s’opèrent entre des coordinations à trouver et des désynchronisations inévitables. À partir de ces oppositions, Alexandra Bachtzetsis interroge le pluriel et le singulier, le multiple et l’identité, l’enveloppe et la chair. Le mélange prend pour unique point de repère l’image : celle qui est d’emblée visible – une grammaire déjà codifiée, l’autre qui se présente par son corps et par sa voix, sans aucun intermédiaire, soi-même qui se ressent et qui s’acquitte de mouvements à « intégrer » – et celle qu’il faut approcher, qui se livre dans un second temps. L’empreinte peut être « belle » ou hypertrophiée, soi-même ou l’autre dans un miroir de Vénus (que la chorégraphe emprunte à Velázquez), le corps du danseur réduit à son plus simple appareil et apparaissant via son ossature, ou encore l’écoute d’une musique sur un disque qui se raye peu à peu.
Aussi dépouillée soit-elle, la scène s’organise en différents espaces de mises en situation détournées et de miroirs diffractés. Alexandra Bachtzetsis s’amuse des normes, des concepts et des symboles. Sa Vénus est un homme, son lit est un tapis de yoga, son ange est une femme nue qui tient un miroir transformé en écran. Le reflet de la beauté est un autre visage montré en direct par vidéo interposée. Ce détournement, par tableaux successifs, n’implique aucune séduction, mais il propage plusieurs pistes et voies de communication possibles. En fin d’aventure, parole et mouvement se rejoignent dans un dernier axe et balancent vers la pop culture, donnant corps à des airs de No Doubt, des Fugees et de Depeche Mode. Morceaux choisis : « Don’t speak… I gotta stop pretending who we are » / « A stranger to me eyes… killing me softly » / « Words like silence… words are very unnecessary ». Trois ultimes variations qui mettent en question le langage et le regard, et en œuvre la liberté des interprétations.
Chorégraphie et concept : Alexandra Bachtzetsis
Performance et création : Alexandra Bachtzetsis, Anne Pajunen, Gabriel Schenker
Chargé de recherches : Hendrik Folkerts
Création sonore : Tobias Koch et Dan Solbach
Technique : Patrik Rimann
Costumes : Cosima Gadient
Crédit Photo : Alexandra Bachtzetsis
Au Centre Pompidou les vendredi 23 et samedi 24 octobre 2015
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