Festival Nous n’irons pas à Avignon – Mustapha Aouar
Nous sommes en Juillet 2016 après Jésus-Christ. Toute la vie culturelle de la Gaule est alors occupée par le Festival d’Avignon… Toute ? Non ! Un petit lieu grandiose d’irréductibles artistes résiste encore et toujours à l’envahisseur. En présence de Mustapha Aouar, directeur artistique de Gare au Théâtre et fondateur du festival Nous n’irons pas à Avignon, retour sur cet évènement incontournable qui souffle cette année ses 18 audacieuses bougies.
Est-ce à l’occasion de sa majorité que le festival a eu l’autorisation de sortie ?
Mustapha Aouar : En effet, cette année, et contrairement aux autres années, on a franchement investi l’espace à extérieur. D’une part, on avait envie de dire : « On est là ! » Et puis on avait aussi envie d’être dehors pour fêter les 80 ans des congés payés, accueillir l’installation de 400m2 sur le temps pas si lointain où on se baignait dans la Seine… À l’extérieur, il y a le chapiteau. Il y a aussi deux filles formidables qui s’appellent 3m33, une compagnie de Villejuif. 3m33 parce qu’il y a une grande et une petite, et quand tu additionnes les deux, ça fait 3m33. Elles donnent aux enfants un spectacle sur la COP 21. Il va aussi y avoir une compagnie allemande qui vient comme au temps de Molière, avec ses trois camions, ses gradins, sa scène, son décor, et qui va s’installer sur le fronton du bâtiment à l’autre bout, pour jouer les sonnets de Shakespeare. Et tant d’autres !

Comment constituez-vous votre programmation ?
Mustapha Aouar : Je vais répondre à la question par un détail. La proposition artistique de la compagnie Ark Tatoo, c’est une brocante. Elle est constituée de petits objets, à un ou deux euros, le plus cher c’est dix, quinze euros. J’en ai acheté, je me suis régalé. J’adore les brocantes. Lui, c’est un américain. Il accueille les gens dans sa brocante. Ce n’est pas un spectacle jeune public. Quand il raconte, il a le regard un peu sombre… Il a voulu s’installer dans une cave pour jouer. La cave, c’est la mémoire, le tréfonds, le souterrain, le caché…
En effet, la compagnie Ark Tatoo aborde les trous de mémoire avec son installation-performance… Dans Ne pas jeter sur la voie publique, il est question d’une mémoire d’enfant, Blues hors d’âge, mémoire d’une vie, Mad#47# mémoire historique ou encore Morse qui questionne le rapport à la mémoire du spectateur… Il semble que la question de la mémoire traverse les spectacles, en filigrane…
Mustapha Aouar : Là, vous mettez le doigt sur l’inconscient, sur ce qu’on ne peut pas commenter, ou à demi-mot, par périphrase… Bien évidemment que le temps passe, on a toujours du mal à se rendre compte. Le festival a 18 ans cette année, 18 ans c’est un chiffre « bâtard » mais c’est tout de même l’âge de la majorité. Il faut espérer que la manifestation soit devenue grande, mais ça, je ne crois pas, dans tous les sens du terme ! On pense vraiment et plutôt aux 20 ans. Je ne sais pas pourquoi, les 20 ans, ça fait tellement rêver, on met des petits cœurs partout, c’est un chiffre rond, on a envie de tourner autour. Les 20 ans, c’est dans deux ans. Comment parler du temps qui passe, si ce n’est autour d’un gâteau d’anniversaire ?
Les frontières se repoussent, les territoires se reforment, et il faut que l’on participe activement à ça.

Quelle était votre envie, quand vous avez créé ce festival en 1999 ?
Mustapha Aouar : Ce n’était pas « mon » envie, c’était une envie partagée avec plusieurs compagnies, une aventure vraiment portée par chacun. En juillet 1998, nous étions installés en face, dans la halle que vous voyez. La cour du théâtre était vide. Il y a eu quelques moments comme ça où on a failli mettre la clé sous la porte. On s’est dit : « Mais où sont-ils » ? « Ils sont à Avignon ! » Et je me suis un peu fait cette promesse secrète, que si on sortait de ce mauvais pas, on fonctionnerait 12 mois sur 12, d’abord, et puis, on n’irait pas à Avignon.
Quel est le souvenir le plus marquant, le plus surprenant que tu aies eu sur Nous n’irons pas à Avignon?
Mustapha Aouar : De surprenants, il y en a eu beaucoup, mais il y a eu un très beau moment en 2003. Cette année-là, on avait mis en titre Tous en Afrique et Nous n’irons pas à Avignon en sous-titre. On ne savait pas trop comment il fallait la chose : c’était bizarre d’inviter des gens sur un titre qui tournait les talons ! On avait fait venir 40 artistes africains, non seulement pour un accueil mais aussi pour une résidence. Et Avignon est entré en grève. Au milieu de toutes les discussions, je voyais les artistes africains qui ne disaient rien. Je me suis alors tourné vers l’un d’entre eux qui s’appelle Fargas. C’est un auteur et metteur en scène que j’aime beaucoup, qui a une voix très grave, et qui en repartant en Côte d’Ivoire, a crée le premier syndicat d’artistes, toutes disciplines confondues, dans un pays où c’est difficile… Je lui ai demandé ce qu’il pensait de ça. Il m’a dit : « Écoute Mustapha, le statut d’intermittent, c’est un petit peu comme le paradis pour nous, c’est à dire que si vous deviez le perdre, nous perdrions beaucoup plus que vous. » J’ai trouvé ça d’une générosité, d’une intelligence, venant de la part d’un artiste qui vient d’un continent où il n’y a pas de théâtre, pas de public, pas de subvention pour le théâtre, pas de statut d’intermittent.
Depuis toutes ces années, Gare au Théâtre instaure une relation particulière avec ses habitants voisins, son territoire…
Mustapha Aouar : Depuis 6 ou 7 ans, on travaille sur une chose qui s’appelle Frictions urbaines. Frictions urbaines, c’est une manière de nous poser là où on ne nous attend pas, de poser des questions, de révéler des choses qu’on souhaitait plutôt garder discrètement dans un coin, et de participer à la transformation du territoire. Cette transformation, elle concerne plus nos enfants, voire nos petits-enfants, que nous-même. Ce Grand Paris, ce Paris-métropole, cette banlieue, en sera-t-elle encore une, demain, ou pas ? Les frontières se repoussent, les territoires se reforment, et il faut que l’on participe activement à ça. Il ne faut pas que ça nous échappe, parce que les grues sont là. Ce que l’on souhaite, ce que l’on revendique, c’est que les territoires se transforment avec les citoyens, avec les habitants. Il y a une formule qui est au-dessus de la porte depuis le début qu’existe Gare au Théâtre, sur ce vieux bâtiment construit en 1860: « Fabrique d’objets artistiques en tous genres ». Ce qui est une manière amusante de faire allusion à son âge honorable. S’il fallait revoir Gare au Théâtre, on mettrait plutôt « Fabrique artistique pour un territoire en transformation ». On aimerait se poser devant cette utopie-là. L’avenir.
Quelle place envisagez-vous pour les artistes au sein de ces transformations ?
Mustapha Aouar : Dans la programmation du festival de cette année, j’ai mis en scène Le Fracas, un récital construit avec un auteur que j’aime beaucoup, Fabien Arca, et deux musiciens complices. Fabien Arca est en relation avec la population. Il « récolte » des récits. Quand on parle de la ville de demain, on ne sait pas où mettre les artistes. Je pense qu’ils ont un rôle important et essentiel, humainement, à jouer. C’est que de fait, ce sont des « passeurs ». Nous ne sommes pas des bouche-trous, nous sommes des hommes et des femmes comme tout le monde. S’il y a une petite différence, c’est qu’on a eu cette chance, d’un petit coup de baguette magique ou d’une formation, de savoir mettre en forme ce qu’on a à vouloir dire, ou ce qu’il nous semble ressentir.
Nous n’irons pas à Avignon, à Gare au Théâtre, Vitry sur Seine (94), du 6 au 24 juillet 2016
*13 créations, 25 compagnies, plus de 100 artistes
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