Zoom sur Carole Thibaut
Après avoir envoyé sa candidature au Centre Dramatique National de Montluçon, qu’elle dirige désormais depuis 2016, Carole Thibaut s’aperçoit que le lieu est implanté dans une ancienne forge. Un espace similaire à celui de son enfance, en Lorraine. Seule en scène, vibrante et pudique, Carole Thibaut questionne nos héritages personnels, familiaux, y confronte les schémas de domination encore à l’œuvre dans notre société, pour transcender ces espaces clivés et y déposer une parole libre.
En quoi ce spectacle est-il un endroit de croisement, de rencontre entre petite histoire et grande histoire ?
Carole Thibaut : C’est un récit, qui est travaillé à partir de mon histoire familiale, et à partir d’un côté plus « documentaire », qui est la fermeture des usines en Lorraine dans les années 1980, et les manifestations, la lutte pour tenter de garder ouverte cette usine de Longwy, où j’ai grandi. J’appelle ce travail « conférence performée », car c’est quelque chose qui n’est pas fictionnel. C’est une question qui m’intéresse beaucoup : où commence la fiction, où s’arrête le réel, à partir du moment où il y a acte artistique ? Je pense que ce n’est pas tant la question de la fiction qui est intéressante, c’est la question du regard qui est porté sur quelque chose, qui fait, à mon avis, cette distance artistique, et qui transforme l’acte en récit.
Vous donnez ce récit dans un état plutôt brut, entier…
Carole Thibaut : Contrairement à La petite fille qui disait non, spectacle que j’ai créé l’hiver dernier, il n’y a pas de personnage, et donc je n’interprète pas. Je n’avais pas envie de travailler sur une mise en fiction de cette parole, comme si je « m’incarnais » à ce moment-là. J’ai préféré garder la distance du texte à la main, pour bien montrer que c’est un récit. Toutefois, ce récit nécessite une écriture extrêmement travaillée. Il n’y a pas un mot qui est improvisé. J’ai besoin de sculpter de manière très précise cette parole, d’autant plus qu’elle est intime, donc elle ne doit absolument pas déborder, pour pouvoir toucher à l’universel. Sinon, ça devient un journal intime, absolument inintéressant pour les gens.
Dans quelle mesure l’art permet-il de toucher l’universel ?
Carole Thibaut : Le rôle du plateau, du théâtre, son essence profonde, c’est de nous permettre de regarder à travers un regard singulier, sensible, subjectif, quelque chose du réel qui nous échappe, et qu’on n’arrive pas à décrypter. Le théâtre pose les questions d’une manière parfois plus claire. Il va venir permettre à nos petites légendes personnelles, ces fictions de nous-même qu’on se raconte toute notre vie, de rejoindre quelque chose de plus universel et plus grand, qui est un regard porté sur le monde, qu’on peut partager avec d’autres.
Comme pourrait en témoigner la figure du père dans Longwy Texas…
Carole Thibaut : La figure du père dans ce texte, raconte mon père, mais évidemment, je vais tirer mon père vers une forme de figure universelle du père, et notamment de ce père des Trente Glorieuses, de cette ancienne génération, qui est vraiment une représentation du patriarcat absolu. Ce père-là ne se remet pas en question. Il est persuadé qu’il est au centre, mais comme est au centre de notre société la figure du mâle dominant, blanc, hétérosexuel, et occidental. C’est ça que j’interroge, c’est cet extrême endroit du père, cette figure dominante patriarcale très forte, avec laquelle on a besoin de travailler, nous les femmes, nous les filles, parce qu’on a toutes été des filles à un moment donné, pour pouvoir juste exister, être.
C’est-à-dire… ?
Carole Thibaut : Dans la génération dont je suis issue, les pères ne nous léguaient rien, à nous les filles. Ce sont les fils qui héritaient. Et encore maintenant, on le voit bien, dans les passages de pouvoir, dans les passations de poste, ce sont les fils, symboliques, évidemment, qui héritent. C’est pour ça que les filles, les femmes, ont besoin de se mettre à créer de l’héritage entre elles aussi, d’où la question du matrimoine, les grands textes de femme des siècles passés qui ont été effacés et qu’il y a besoin de retravailler aujourd’hui, toutes ces questions-là, parce qu’on n’aura pas d’héritage de la part des pères. Ca ne veut pas dire qu’à un moment donné, quelque chose ne peut pas se ré-ouvrir, mais pour l’instant, ça n’est pas encore existant. C’est tout ça que j’interroge dans Longwy Texas, et évidemment, ça vient traverser profondément la question du féminisme, de l’engagement politique. Je l’ai toutefois questionné de manière très différente, à travers mes autres spectacles.
Quel sens cela a-t-il pour vous, de jouer ce spectacle aux Métallos ?
Carole Thibaut : C’était très important pour moi, de jouer à la Maison des Métallos, de par le passé industriel et syndicaliste du lieu. Bien que je trouve les syndicats absolument nécessaires, il faudrait aussi que leur pensée évolue, et soit renouvelée de temps en temps. Parce qu’on a parfois tendance à simplifier les choses dans les luttes politiques. Pour eux, il y a besoin d’une simplification de la pensée pour pouvoir avancer, et s’opposer très frontalement à certaines choses. Par ailleurs, pendant très longtemps, et encore maintenant, la gauche a jugé que la question des inégalités femmes-hommes était une question accessoire, anecdotique. On l’a vu en 1968, cette question-là est totalement bannie, on l’a vu pendant la révolution française avec Olympe de Gouges, on l’a vu pendant la Commune… Tant que la question de la place des femmes n’aura pas été portée par les militants politiques, la lutte des classes ne pourra pas se poser sur un champ égalitaire. C’est exactement ce que dit Hubertine Auclert dans son premier discours de 1879 au Congrès du Parti Socialiste. Elle s’adresse aux hommes de gauche, aux prolétaires, (comme elle les appelle elle-même), et elle leur dit : « Vous voulez vous libérer, vous voulez être dans l’égalité, et en même temps, vous ne voulez pas travailler sur la première inégalité qui est celle de l’homme et de la femme, au sein même de cette société. Vous ne pourrez pas faire grandir une société égalitaire sur une base inégalitaire. »
Cette inégalité-là, ce n’est pas seulement l’inégalité femme-homme, c’est ce rapport vertical, ce rapport de domination, vis-à-vis des femmes, mais aussi vis-à-vis des étrangers, vis-à-vis des gens « racisés », vis-à-vis des enfants… Tant que cette société ne travaille pas sur ces inégalités qui sont enracinées en elle, elle ne pourra pas développer une véritable égalité.
Longwy Texas
Ecriture, mise en scène et interprétation : Carole Thibaut
Vu à la Maison des Métallos (Paris) le 9 mai 2018, dans le cadre du Focus Luttes sociales et encore !
En tournée sur la saison 2018-2019 (dates à venir)
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