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Giotto Solo – Des Vices et des Vertus

Carolyn Carlson : dialogue avec GiottoCarolyn Carlson se joue des frontières. Elle parcourt le monde, emprunte à tous les arts, danse en poète, scande en mouvements, et chorégraphie en chef d’orchestre, de ses gestes accomplis et de sa voix tout en retenue, qui n’ont jamais besoin d’emphase pour se faire voir et entendre – signe des plus grands. Alors qu’elle entame sa dernière année de résidence au Théâtre National de la Danse de Chaillot avec sa compagnie, elle s’apprête à évoluer auprès des « Grands Hommes », au Panthéon qui accueillera l’une de ses créations, un solo dédié aux quatorze figures de Giotto qui ornent la chapelle des Scrovegni à Padoue. Nous avons recueilli ses confidences à quelques jours des représentations.

Vous parlez souvent de « poésie visuelle ». Quelle différence feriez-vous entre le mot et le mouvement ?
Carolyn Carlson : Je pense que les deux sont intimement liés à l’esprit. Le mot, la parole, est une projection mentale : nous entendons un mot, et alors même qu’il parvient à notre oreille, il parvient à notre esprit, nous le ressentons et nous en faisons une sorte de capture mentale. De la même façon, lorsque nous voyons un mouvement, nous le restituons dans notre esprit, comme une perception mentale. Ils deviennent alors une image que nous pouvons voir.

Diriez-vous qu’il existe, de la même façon qu’une « poésie visuelle », une « poésie auditive » qui concernerait la musique et une « poésie picturale » qui concernerait la peinture, que vous mettez également en scène dans vos chorégraphies ?
Carolyn Carlson : Absolument ! Vous savez, lorsque nous écoutons une musique, nous faisons appel à tous nos sens, y compris celui du cœur. Nous sommes alors capables de voir des images. Lorsque j’écoute une musique, je vois des vagues d’océan, des montagnes, tout un paysage, et même des personnes courir ! Tout dépend bien sûr beaucoup du genre de musique et du compositeur qui pourra éveiller toutes ces images en nous, et avec lesquels je travaille plus particulièrement. C’est la raison pour laquelle j’aime collaborer avec René Aubry, parce que je considère que c’est un créateur d’ambiance. J’apprécie également la musique de Gavin Bryars – qui a notamment composé le morceau « The Black River » sur lequel je danse pour ma pièce « Giotto Solo » – pour cette même raison : il fournit un socle, un support poétique à la musique elle-même. En art, le processus est similaire, qu’il s’agisse de Rothko et encore plus de Giotto. Giotto m’inspire ; toute son œuvre est extrêmement visuelle, évoque et réveille des images. Toutes mes sources pour créer témoignent de puissantes inspirations visuelles.

Lorsque nous écoutons une musique, nous faisons appel à tous nos sens, y compris celui du cœur.

Pourriez-vous nous en dire plus au sujet de votre pièce « Giotto Solo. Des Vices et des Vertus » que vous présenterez bientôt au Panthéon ?
Carolyn Carlson : Ce solo, qui a été créé en 2002 sur une idée originale du régisseur artistique Gianni de Luigi, est construit autour des quatorze tableaux de Giotto qui ornent l’église de l’Arena, dite chapelle des Scrovegni, à Padoue, dans le nord de l’Italie. Le peintre y illustre quatorze ”stations”, ou figures allégoriques, qui sont la Prudence, la Force, la Tempérance, la Justice, la Foi, la Charité, L’Espérance, le Désespoir, l’Envie, l’Infidélité, l’Injustice, la Colère, l’Inconstance et la Sottise. Je considère que ces figures sont des perceptions, des sensations. Elles sont comme une main ouverte depuis laquelle chacun est libre de penser, d’imaginer, ce qu’il souhaite, indépendamment de la volonté de l’artiste et de la charge allégorique qu’il a associée à chaque station. Travailler au Panthéon pour rendre compte de cette œuvre a bien sûr été très différent du travail in situ, pour des raisons de lumière tout particulièrement, mais à travers mes mouvements et mes intentions, les spectateurs pourront imaginer ce qui est train de se passer, et je suis très heureuse d’avoir reçu cette invitation et de pouvoir exprimer au Panthéon grâce à mon corps en mouvement toutes les sensations évoquées par cette œuvre immense. »

Que signifie pour vous l’œuvre de Giotto ?
Carolyn Carlson : dialogue avec GiottoCarolyn Carlson : Pour moi, Giotto est un artiste résolument contemporain ! Je suis même sidérée de constater à quel point les œuvres de ce représentant du Trecento résonnent en nous aujourd’hui. Il est incroyable ! Face à ses peintures et à ses sculptures, je me demande toujours à quel siècle elles peuvent bien appartenir… Et je finis par me dire qu’elles sont actuelles, qu’elles pourraient très bien avoir été réalisées aujourd’hui. Pour moi, Giotto est un artiste contemporain qui a vécu au XIVe siècle ! Je m’efforce d’en rendre compte à travers mon solo, dans lequel chaque vibration, chaque ligne et chaque attitude, révèlent, dans le sens d’actualiser, une personne et une notion.

Pourrions-nous dire que votre travail est un signe, une voie d’accès, une concrétisation d’un dialogue qui se fait entre deux êtres, entre les arts et les éléments, voire qui est un dialogue intérieur ?
Carolyn Carlson : Oui, c’est tout cela à la fois ! Et c’est encore plus juste car nous pouvons tous faire une expérience différente de ce que nous voyons et de ce que nous ressentons. L’imaginaire est une affaire personnelle que chaque individu éveille et ressent intimement, et donc différemment. Nous possédons tous notre propre histoire, nos propres interprétations, et nous créons tous nos propres liaisons. Pour moi, le plus important est de toujours laisser grande ouverte l’imagination, car c’est à travers elle que peut s’installer un dialogue, qu’il soit entre des êtres, des arts, des éléments, ou qu’il soit intériorisé, de soi à soi.

L’une des clefs de voûte de votre œuvre semble être l’instant présent. L’« ici et maintenant » est-il une sorte de temps intermédiaire dédié à la création (comme l’on parlerait de zone intermédiaire) ?
Carolyn Carlson : Je pense que le temps présent est le temps lui-même ! Nous travaillons ici et maintenant ; nous créons ici et maintenant. Chaque instant vit et meurt sitôt que nous le vivons. Chaque instant disparaît sitôt apparu. Ce qui est intéressant, dans tout mouvement, c’est qu’il contient à la fois sa naissance et sa mort, son commencement et son anéantissement ; il balance sans cesse de l’un à l’autre, entre l’un et l’autre. Et nous sommes constamment confrontés à ce processus en cours, à ce qui est en train de naître et de mourir, puis de renaître indéfiniment. Chaque moment, chaque mouvement, est une recréation perpétuelle.

Entretien réalisé le 9 septembre 2016

Carolyn Carlson présentera Giotto Solo – Des Vices et des Vertus le lundi 19 septembre au Panthéon à 18h et à 19h30, pour la clôture de la 2e édition de « Monuments en Mouvement », en partenariat avec le Théâtre national de la Danse Chaillot et la Carolyn Carlson Compagny, dans le cadre des Chaillot Nomade.
Toute l’actualité de Carolyn Carlson sur son site

Chorégraphe et interprète : Carolyn Carlson
Musique : Gavin Bryars, The Black River
Création 2002, d’après une idée originale de Gianni de Luigi
Production : Carolyn Carlson Compagny
Production originale : Associazione Instituto della Commedia dell’arte internazionale
Crédits Photos : Jean-Louis Fernandez pour le portrait / Baptiste Evrard pour Giotto Solo

 

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