En ce printemps de quatrième semaine de Biennale Internationale des Arts de la Marionnette 2015, Brice Berthoud, co-fondateur de la Compagnie des Anges au Plafond entraine trente-trois spectateurs au cœur de ses « Nuits Polaires », une proposition marionnettique inspirée des « racontars » de Jorn Riel.
Mettre le public sur scène, est-ce une habitude de la compagnie ?
« C’est parti d’une intuition qu’on a suivie sur un de nos premiers spectacles, « Le cri quotidien ». On racontait l’histoire d’une lectrice ordinaire qui arrivait dans un café et lisait sa presse, et on ne voulait pas qu’il y ait le rapport scène/salle conventionnel. Alors, la comédienne a joué au milieu des gens. Ensuite, comme on travaille souvent sur des petites figures, marionnettes ou papier, avec des manipulations assez précises, ça ne supporte pas la distance de vingt-cinq mètres d’un théâtre à l’italienne avec une fosse de huit mètres. Cette première création nous a donné une énergie assez magnifique de complicité et de partage avec le public. D’où le fait que sur nos spectacles, la jauge soit souvent assez réduite. »
Ce rapport au spectateur met-il en jeu une certaine approche de l’enfermement, thématique fréquemment abordée dans vos spectacles ?
« Ce n’est pas toujours le sujet central, mais c’est vrai que ça revient très souvent. Quelque part, c’est quelque chose qui doit nous fasciner. Autant sur Camille Claudel où effectivement le public pénètre dans un atelier et se retrouve enfermé avec l’artiste, autant dans « Antigone » où il rentre dans une grande fête populaire suite à une Armistice et qui se retrouve finalement enfermé de part et d’autre d’un mur, et puis effectivement sur ce spectacle-là, « Les nuits polaires », où il passe un hiver dans un igloo avec un petit bleu qui arrive sur la côte Groenland. »
Le dispositif scénographique est partie prenante de cette démarche. Comment celui des « Nuits Polaires » a-t-il été pensé ?
« Pour représenter le Groenland, soit il faut avoir beaucoup de moyens, soit être très malin. Comme nous n’avions ni l’un ni l’autre, on s’est dit « on va transposer le Groenland en ne montrant que les ombres, en ne faisant écouter que des bruitages, et en figurant l’immensité de l’extérieur ». Le charme du théâtre, et en particulier du théâtre de marionnettes, c’est que chaque marionnette est une proposition esthétique, une transposition du réel. Je trouve que la transposition est très importante, au moment où le monde est de plus en plus didactique, où il y a de plus en plus d’images, d’étiquettes, de choses qui sont cataloguées, répertoriées, classées, classifiées. Une transposition, c’est dire au public : « Nous on vous propose cette esthétique-là, mais si vous voulez aller ailleurs, vous pouvez y aller, sans nous ». On a travaillé avec deux comédiennes chanteuses marionnettistes qui agissent à l’extérieur de l’igloo et donnent des aperçus de ce qui pourrait se passer dehors mais dont on a, à chaque fois, qu’une bribe, jamais la totalité. Le dispositif scénographique est fragile parce qu’il est en papier et en tissu, et la dramaturgie demande une écoute totale. On est obligés d’avoir tous les sens complètement ouverts, parce que c’est vraiment une partition qui se joue à trois, et ça se joue sur des petits détails. »
C’est un spectacle extrêmement sensoriel, également pour le spectateur…
« Je pense que le public étant très proche, il est son propre metteur en scène de l’histoire. Il peut se raconter l’histoire autant avec ses sens propres et intimes que dans une réflexion littéraire. La marionnette et la scénographie peuvent vraiment installer le public dans un espace où il se pose des questions, dans tous les sens de ce qu’il est. Pour nous, une scénographie parfaite, c’est une scénographie morte. Le principe scénographique des Anges au Plafond intègre l’accident et le public vient « finir » cette scénographie. Par exemple, dans cet igloo, on est enfermés. On pourrait se dire qu’on est mal, puisqu’on est serrés sur des caisses. Mais finalement, l’histoire qu’on va raconter va nous permettre de comprendre, qu’en fait, ce n’est pas qu’on est serrés, c’est qu’on se tient chaud, parce qu’on ne peut pas laisser les gens dehors, et ce n’est pas qu’on est mal assis, c’est que les uniques sièges pour s’asseoir dans cet igloo sont les caisses que le petit bleu a amenées. Dans le prochain spectacle des Anges au Plafond, « R.A.G.E », qui sera créée le vendredi 13 novembre 2015 à Equinoxe, la Scène Nationale de Châteauroux, c’est le public qui vient révéler une partie de l’indice dramaturgique. »
Manipuler à vue les marionnettes, est-ce un choix dramaturgique ?
« Il y a quelques années, j’ai travaillé avec Flash marionnettes. On jouait des spectacles de théâtre noir, où on manipulait les marionnettes en étant cachés. Ce qu’on figurait, c’était du « magique », c’est à dire qu’on « forçait » le public à croire que les personnages étaient vivants. À l’inverse, la manipulation à vue donne une certaine profondeur au personnage. Le public fait le choix de regarder soit la marionnette, soit le manipulateur, soit le duo, et ça ouvre de nombreuses possibilités! La marionnette, c’est tour à tour un prolongement de soi, et quelque chose « qu’on n’est pas nous ». On se pose toujours la question aux Anges au Plafond, de là où le comédien ne « suffit plus ». C’est là que la marionnette rentre en scène, quand l’objet vient nous aider pour pousser notre pensée ou pour aller à des endroits où on ne serait pas allés en tant qu’humains. »
Pourquoi des marionnettes sur ces textes-là de Jorn Riel?
« Pourquoi ce texte-là sur des marionnettes ? Nous, il y aura toujours des marionnettes et on ne sait pas s’il y aura toujours du texte. Souvent dans nos histoires aux Anges au Plafond, on aime bien que les marionnettes viennent un peu sauver l’humanité, en tout cas l’humain qui les manipule. Dans les nuits Polaires, ce sont trois vieux qui viennent aider un petit bleu (moi) à passer son premier hiver au Groenland. L’univers de Jorn Riel est totalement fantasmagorique. Son écriture amène plein de pistes, plein de possibilités sur ce que sont ses personnages. On avait envie de faire des personnages à forte trogne, des espèces de « gueulards ». Les hommes qui partent vivre là-bas, ce sont un peu des rejetés de la société finlandaise, danoise, suédoise, qu’on envoie au Groenland parce que on ne sait pas trop quoi en faire, et on leur dit « Allez dégommer quelques renards un peu loin des regards, faites ce que vous voulez, recréez votre société ». C’est ce qui nous a plu dans ce texte-là, c’est que dans des conditions extrêmes, qui sont au Groenland mais qui pourraient être en plein milieu d’une capitale européenne, l’amitié, la fraternité est quelque part obligatoire, sinon, on devient fou et l’étape d’après, on meurt… si ce n’est pas l’étape d’avant. «
Informations pratiques / Spectacles en tournée : Les anges au plafond
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage
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