Il y a d’abord ce titre » Corps étrangers » qui évoque l’escarbille dans l’œil ou l’étranger dans le corps social, qui nous conduit de l’étrangeté à l’étranger et vice-versa.
Corps inertes, disproportionnés ou harmonieux, corps mécanique d’un robot humanoïde, corps à disséquer ou à soustraire, le corps réel ou métaphorique crée la chair de ce texte magnifiquement poétique et lyrique de Stéphanie Marchais, porté par une mise en scène inventive et influencée par le cinéma de Thibault Rossigneux. Grâce au jeu organique de quatre comédiens remarquables et d’un robot humanoïde qui pleure, saigne et frémit, nous sommes transportés aux confins du fantastique et de l’étrange, de l’imaginaire et de la démesure.
Dès l’entrée dans la salle, l’odeur âcre de la tourbe qui recouvre la scène encore plongée dans le noir, comme un humus des origines qui a, dit-on, créé le premier humain. Une voix rauque se plaint en fond de scène en même temps qu’une fumée lente envahit le plateau. Une silhouette se redresse de toute sa hauteur, l’homme a une bosse dans le dos. C’est O’Well, le géant dont le corps étrange est devenu l’obsession du Docteur Hunter, un anatomiste qui pendant trente ans va le suivre, le faire suivre et provoquer sa mort afin de le disséquer et l’examiner. De bien singulières questions agitent l’esprit de Hunter au sujet de cet homme tranquille et solitaire. Comment dans ce corps gigantesque, la chair et les os peuvent-ils s’articuler ? L’ âme de O’Well est-elle semblable à celle des autres humains et si oui, dans quelle parte du corps se cache-t-elle ?
En disséquant et en désarticulant les cadavres que lui fournit Mac Moose, le peu scrupuleux apothicaire du village, Hunter espère que sa quête le conduira à des réponses et à la célébrité. Au-dessus du village, c’est le pays des morts avec qui chaque personnage entretient une relation particulière. Source de revenus pour Mac Moose, de pseudo recherches scientifiques pour Hunter, le commerce avec les morts se résume pour le pauvre O’Well à un dialogue avec sa petite fille disparue à l’âge de dix ans.
Des frontières mouvantes entre visible et invisible
Dans cette pièce en forme de conte fantastique, dans laquelle cohabitent des personnages odieux ou attachants, la science et la démence, nous plongeons dans un « monde en clair obscur, comme si tout se passait dans une nuit sans limite, un monde d’ombres aux frontières poreuses entre la vie et la mort, le passé et le présent, l’organique et le technologique ».
Les séquences se succèdent sur une scène découpée en espaces limités à un seul accessoire de décor : un prie-dieu évoque l’église où Hunter rencontre pour la première fois O’Well et le mesure en cachette pour mieux le dépecer, une table de dissection tout droit sorti de l’imagination de Duchamp représente le cabinet du Docteur, alors que des crânes et des têtes d’animaux empaillés figurent la boutique de l’apothicaire. Le fantastique et le surréalisme des objets créent une succession d’images fortes dans lesquelles les références se télescopent.
Ici, la lumière joue sur le décalage et le trouble qui provient de la juxtaposition des séquences et de procédés empruntés au cinéma expressionniste, à celui de Tim Burton ou à la bande dessinée. Des plans larges soulignent les actions simultanées alors que les plans plus serrés se focalisent sur les détails. Une création sonore au plateau, jouée par Christophe Ruetsch, rend chaque espace vivant et devient un cinquième comédien à part entière, dialoguant avec les autres.
L’accumulation des références littéraires ou cinématographiques donnent parfois une certaine lourdeur à la mise en scène, ce qui n’en fait pas moins ressortir la poésie, l’humour et le lyrisme d’un texte où, entre rencontres improbables et rapports singuliers, les vivants peuvent entendre chanter les morts.
Au-delà du récit fantastique, tout nous parle aussi de cet étrange rapport à la figure de l’autre, source de pulsions criminelles et racistes. Sans démonstration, jouant sur le contraste entre la profondeur du propos philosophique et une souriante bonhomie dans le texte et la mise en scène, c’est là que se trouve la force de ce spectacle qui, avec beaucoup de trouvailles novatrices sait jouer à la fois sur les codes théâtraux et cinématographiques.
[note_box]Corps étrangers
De Stéphanie Marchais
Mise en scène : Thibault Rossigneux
Scénographie : Rachel Marcus et Thibault Rossigneux
Lumières : Xavier Hollebecq
Création sonore au plateau : Christophe Ruetsch
Avec Laurent Charpentier, Philippe Girard, Géraldine Martineau, Daniel Blanchard
avec la voix et l’image de Laure Calamy et la participation du robot humanoïde Ilumens
Durée : 1 h 45 [/note_box]
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